"Pères solos, pères pionniers", interview de Patrice Huerre. Libération, 15 janvier 2010


 

 

"Pères solos, pères pionniers"

Patrice Huerre, pédopsychiatre, raconte le quotidien des hommes qui élèvent seuls leurs enfants :

Par Charlotte Rotman

Ce sont des "aventuriers involontaires", "têtes de pont de nouvelles mœurs". Pères à temps complet, ils élèvent seuls leurs enfants. Ces "pères solos" sont de plus en plus nombreux. Aujourd’hui, 15% des enfants de 0 à 6 ans issus de familles séparées vivent avec leur père, 18% pour les adolescents. En 2006, c’était le cas de près de 300 000 mineurs. "Aujourd’hui, nous vivons une période de mutation, ces situations sont de plus en plus fréquentes mais le regard des institutions, de la société, de l’école sur eux doit changer", estime le pédopsychiatre Patrice Huerre, coauteur d’un livre sur ces pères singuliers qui vient juste de sortir en librairie (1).

Les pères seuls sont l’une des composantes d’un paysage familial moderne et changeant. Pour Patrice Huerre, ils sont maintenant perçus comme "des héros des temps modernes, des malheureux à plaindre, des militants, des mutants". Un jour, bientôt peut-être, le spectacle d’un père tout seul avec ses enfants sera devenu tout simplement banal. En attendant, quelques pistes esquissées par Patrice Huerre pour mieux les connaître.

Qui sont ces "pères solos" ?

Ce ne sont pas des militants de la cause paternelle, mais des hommes qui se retrouvent, de fait, dans une situation où ils élèvent seul leur enfant. Avant, il s’agissait de veufs, mais c’est de moins en moins le cas. Il y a de plus en plus de cas où les femmes ont choisi de partir et de laisser les enfants, comme auparavant un père pouvait le faire. Il y a aussi ceux qui ont la garde des enfants en alternance, pour un mois, une année… D’une certaine manière, ces hommes sont des pionniers.

Est-ce que l’instinct paternel existe ?

L’enfant s’attache à la figure parentale, homme ou femme avec laquelle il a des liens depuis la naissance. C’est l’enfant qui fait le parent, et donc le père. Le sentiment paternel se construit. Il s’établit aussi selon la façon dont le parent va intégrer son propre modèle familial. La femme a une relation préférentielle dès la grossesse mais, de nos jours, de plus en plus d’hommes se mettent en relation avec le bébé à venir : en assistant aux échographies, à l’accouchement. Ou parfois en développant une "couvade". Mais, aujourd’hui encore, les pères solos sont interpellés sur leur capacité à être père : il y a beaucoup de clichés et d’idées reçues.

Ceci dit, ce regard est plus pesant sur les pères seuls avec des enfants en bas âge que lorsque le père solo a de grands enfants et qu’il a déjà construit sa paternité dans un modèle traditionnel, en couple.

Comme si les hommes ne savaient pas s’y prendre ?

Le regard sur les pères solos n’est pas forcément négatif. Il peut être attendri ou même inspiré par de la pitié, l’envie de le protéger. On entend souvent : "Comment fait-il ?" Ou encore : "Le pauvre, comment se débrouille-t-il ?" Il y a toujours un décalage, car ces situations ne sont pas encore habituelles et usuelles.

Dans votre livre, un homme raconte qu’il a dû faire une centaine de photocopies de son jugement de divorce pour faire la preuve de sa paternité…

Un père solo, cela demeure un peu louche. Une nouvelle institutrice va lui demander "qui êtes-vous ?", ce qu’on ne demanderait pas à une mère solo. On remarque davantage le père qui se trouve à la sortie de l’école tous les jours, pas la mère.

Est-ce du sexisme envers les hommes ?

Cela s’inscrit dans un système culturel, qui attribue encore aux femmes le soin des enfants et surtout des bébés. Mais les choses sont en train d’évoluer. Les pères solos contribuent eux aussi au changement des mentalités, font bouger les repères et les habitudes.

A quelles tentations doivent résister les pères solos ?

Le risque, c’est de tout vouloir combler. D’en faire trop. Les pères à 150% que nous avons rencontrés se consacrent entièrement à leur progéniture et laissent le reste de côté. Ils veulent bien faire, être un bon parent, comme si s’occuper "normalement" de leurs enfants n’était pas suffisant. Ils ont du mal à être à la fois tendres et autoritaires. Souvent, ils pensent qu’il faut remplacer la mère et être affectifs, mais alors ils sont embarrassés quand il faut faire preuve d’autorité. Sans tiers, ils sont tiraillés.

Certains pères célibataires confessent vivre avec leur enfant "comme un petit couple"…

Oui, il y a le risque d’enfermement sur soi, d’une relation qui met de côté la confrontation utile à la déception des vœux œdipiens. Evidemment, il n’y a pas de présence maternelle pour signifier que le père a quelqu’un dans son lit. Les espoirs sont plus vifs. Mais tout dépend de la façon dont le père se comporte. C’est la même chose avec les mères solos. Il peut y avoir une proximité de vie sans que cela insinue que la séduction va aboutir.

Quelle place laissent-ils aux femmes ?

J’ai été très surpris, mais beaucoup des pères solos laissent de côté leur vie affective. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas d’aventures. Mais cela se passe hors de la maison, pour "préserver" l’enfant d’une présence féminine qui pourrait le déranger.

Ou alors, il y a ceux qui multiplient les conquêtes, lesquelles défilent tellement que cela indique à l’enfant qu’elles sont interchangeables et ne risquent pas de le "détrôner". Ces pères ont une vraie difficulté à penser une vie de couple. Surtout quand l’enfant est jeune. Ils remettent à plus tard cet aspect de leur vie : quand ils auront fini leur travail de père.

Comment ces pères montrent-ils leur tendresse ?

Pour certains, la tendresse vient naturellement. Pour d’autres, c’est moins évident, quand ils n’ont pas bénéficié eux-mêmes de signes d’affection de la part de leur propre père. Ils n’ont pas de mode d’emploi et sont un peu empruntés. "Il a fallu que j’apprenne la tendresse. Le câlin le soir, les bisous… Je m’y oblige. Une histoire, un bisou", confie un père solo. Mais ce n’est pas vraiment un problème.

Je pense à un autre qui s’efforçait d’être tendre, jusqu’à ce qu’il se rende compte que ce genre de démonstration ne lui était pas naturel. Il a préféré exprimer à ses filles son amour en leur préparant des petits plats. C’est sa manière à lui de montrer qu’il est attentif.

(1) Pères solos, pères singuliers ? de Patrice Huerre et Christilla Pellé-Douël (ed. Albin Michel).

Libération, 15 janvier 2010

http://www.liberation.fr/vous/0101613810-peres-solos-peres-pionniers



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