Tortionnaire, nom féminin. Gisèle Halimi. Libération, 18 juin 2004


 

[Voilà un accès de lucidité réjouissant, de la part de quelqu’un qui fustigeait jusqu’ici unilatéralement la violence masculine. Elle a raison : la femme angélique est un mythe fabriqué par l’idéologie bourgeoise, pour garder les femmes à la maison. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que le mythe a été récupéré et recyclé par les idéologues misandres (ex-féministes), cette fois exclusivement comme une arme dirigée contre les hommes dans leur ensemble. Il faut donc à Gisèle Halimi faire un pas de plus : dénoncer la dérive de ses anciennes (ou encore actuelles) compagnes de route.]

 

Tortionnaire, nom féminin 

Les tortures commises en Irak démontent les stéréotypes rattachés à la femme

Les Etats-Unis - et le monde civilisé - accusent le coup. Ainsi, en Irak, en Afghanistan, et déjà dans ce territoire de non-droit où des GI spécialisés réduisent des détenus à l’état de sous-hommes, Guantanamo, l’armée torture. Et, pire, elle inflige des sévices sexuels à des musulmans de croyance et de traditions - ou « seulement », c’est-à-dire pire encore - l’humiliation sexuelle. Les tortionnaires photographient, filment, racontent, commentent. Voyeurisme sadique ou souci administratif de confectionner des archives, peu importe.
 
Les verrous ont sauté. Par le mépris et le non-respect absolu de l’autre, enchaîné, encagoulé, dénudé. Les vidéos, les photos égrènent la panoplie des violences : manche à balai ou bouteille (au goulot ébréché) dans l’anus, électricité, chiens militaires...
 
Ici, un Irakien tout nu, à quatre pattes, tenu en laisse par une soldate rieuse. Dans une autre photo, la même, Lynndie England, au côté d’un homme nu, encagoulé, le touchant d’une main. De l’autre, de plus en plus épanouie, elle lève le pouce en signe de victoire. Une femme, donc, une jeune femme de 21 ans, qui précisera que le pire reste à divulguer.
 
Ces « violences criminelles, déchaînées, flagrantes et sadiques », selon les termes même d’un rapport interne de l’armée américaine, elles auraient été commises aussi par des femmes ? Les précisions s’accumulent. Ainsi, qui a créé le centre de renseignements d’Abou Ghraib, la sinistre prison de Bagdad ? La générale Barbara Fast. Et qui dirigeait l’hôpital de cette même prison, où, sans doute, comme durant la guerre d’Algérie, on tentait de rattraper les « bavures » et les zèles intempestifs ? Une séance trop longue, trop « forte », un mort qu’il faut maquiller en blessé en le faisant sortir sur une civière, une perfusion dans le bras, performance accomplie par le personnel médical de cet hôpital (récit de témoins) ? La major Cheryan Pollard, qui, avec l’aplomb masculin d’un officier tortionnaire, a affirmé que « tous (les détenus) sont bien traités ». Qui, encore, menait tambour battant le centre de renseignements militaires et collectait les rapports de ses subordonnés ? La capitaine Caroline Wood, dont les grands quotidiens américains signalent que, venue d’Afghanistan en 2003, elle aurait imposé « ses propres règles ». Règles dont on mesure les effets à la lecture des témoignages des victimes, au corps et à l’âme brisés, ces « prisonniers par des forces d’invasion dans leur propre pays », a souligné Mandela, évoquant l’Irak.
 
Et qui donc commandait la brigade de réserve - la 800e - qui fournissait au centre ses nouveaux Torquemada ? La générale Janis Karpinski, responsable de seize prisons et centres de détention en Irak. Les femmes aussi, donc. Stupeur et accablement.
 
Nous avions appris, il y a plus d’un demi-siècle, que quelques femmes, peu nombreuses au demeurant, avaient aidé, dans les camps, à la solution finale. En cela, elles constituaient une exception notable à l’idéologie nazie qui les enfermait dans les trois K (Kirche, Küche, Kindern). Les « chiennes de Buchenwald » et quelques autres représentaient alors l’avatar (égalitaire) presque inévitable de cette nuit noire de l’humanité tout entière que fut l’extermination de plusieurs millions d’êtres humains.
 
Mais en Irak, en Afghanistan, à Guantanamo, ces femmes tortionnaires appartiennent au peuple le plus civilisé, le plus fort, le plus démocratique du monde. Ou, en tout cas, qui se voit et se vit comme tel. Et c’est en son nom sans doute que Bush a félicité son ministre de la guerre, Donald Rumsfeld, « pour son travail superbe ».
 
Que les Irakiennes détenues à la prison d’Abou Ghraib aient été « évidemment » violées confirme une règle séculaire. Un crime de tous les temps. Les femmes sont victimes et premier butin de toutes les guerres. Mais comment sont-elles muées en bourreaux, coulées dans le moule et le système de l’absolue déshumanisation, comme « les autres » ? C’est-à-dire comme les hommes. En réalité, les « valeurs » des femmes ne sont que des comportements différents, produits par une expérience différente. Un rapport de force qui leur est défavorable, une vie en creux, une dignité d’individu à part entière non encore reconnue. Comportements également conditionnés par la fabrication sociale des genres. La différence s’arrête là. Elle n’est pas de nature. Les femmes compassionnelles, passives, non violentes, douces par « instinct », une fable, donc ? Tout ce que la culture (manipulatrice) et les traditions (patriarcales) ont inculqué à la société vole en éclats.
 
Dans leur cruauté, ces révélations illustrent l’absurdité de la thèse essentialiste de la « nature féminine », maternelle et accueillante. Thèse paternaliste et rivée aux tabous religieux qui ont imprégné notre culture, pour laïque qu’elle se proclame. On a fabriqué des femmes tortionnaires. Comme les hommes, plus nombreux, plus présents sur les terrains d’opérations. Plus maîtres des décisions et du pouvoir. Mais le processus, rigoureusement identique, a prouvé son efficacité. Sauf que l’existence de femmes tortionnaires dérange l’entendement moyen, indigne. Davantage que les hommes. Toujours par référence à l’« idéal » féminin fabriqué de toutes pièces par le discours ségrégationniste. Et même poétique : la muse de Verlaine, qui « seule sait rafraîchir [son] front blême, en pleurant... », manie la kalachnikov et la gégène. On ne naît pas tortionnaire, on le devient. Hélas.
 
Gisèle Halimi.
 
Libération, 18 juin 2004
 
 

 

 


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