Les neuf pères qui ont gagné la traque au crack. Marianne, 24 juillet 2004


 
 
Les neuf pères qui ont gagné la traque au crack
 
Après deux ans de tournées nocturnes et d’agitation médiatique, neuf pères ont réussi à chasser la drogue du quartier de Stalingrad, à Paris
 
par Anna Alter
 
Les pères du Collectif anticrack ont gagné la bataille de Stalingrad. Ils savourent leur victoire en dégustant des rillettes de thon au coulis de tomates préparées par une mère du quartier. Engagés volontaires dans la lutte contre la drogue, ces hommes ont libéré leur quartier investi par les dealers et les toxicos. Comment ? En réussissant à faire venir sur place les médias.
Tout commence en mai 2001. Tous les mardis depuis cette date, ces quelques citoyens font des tournées de rues nocturnes afin de rétablir l’Etat de droit dans ce coin du vieux Paris traité jusque là par les pouvoirs publics comme un no man’s land. Les résidents, en majorité des émigrés, n’avaient pas les contacts nécessaires pour se faire entendre et ne rapportaient pas (ou peu) de voix dans les urnes. Aphones face à la faune. Jusqu’à ce que Jean-Luc Saget, François Nicolas, Lionel Bonhouvrier, Daniel Dalbéra, Jamal Faouzi, Sekaou Traouré, Frédéric Leroy, Hamid Zelmalache et Mahmoud Aït Chabane prennent leur destin en main.
 
Deals en plein jour
 
Après deux années de traque au crack, les rues du Département, d’Aubervilliers et de Tanger, ce triangle d’or aux confins des Xe, XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris, ont retrouvé la paix. Désormais, les neuf pères ne se retrouvent plus qu’une fois par mois pour faire le point et s’assurer que la loi de la jungle ne reprend pas, chez eux, le dessus. Ils ont rédigé un rapport sur ce qui se passe un peu plus loin, à trois stations de métro. Car là-bas - et c’est toute la limite de leur action -, le trafic continue. Il s’est déplacé un peu plus à l’Ouest, vers Barbès et Château-Rouge, il bat son plein dans le carré de la Goutte-d’Or, délimité par les rues Myrrha, Léon, Panama et Doudeauville. Les neuf hommes, la cinquantaine confortable, ont balayé devant leur porte. Ils invitent donc les autres à faire de même. Christian Poitou, informaticien passionné d’opéra, a même écrit l’épopée des neuf pères dans un livre hallucinant : Ca crack à Stalingrad ! Pour l’exemple. « On raisonne globalement, mais on agit localement. Nous incitons les concernés à suivre notre démarche et nous continuons à nous battre pour créer un Samu toxicomanie afin d’extirper les drogués de leur dépendance en les emmenant loin des lieux dits de deal  », explique François Nicolas, fonctionnaire. Aujourd’hui, c’est dans les quartiers populaires que l’on trouve à la fois les lieux de deal et les lieux de soin. D’où la concentration des problèmes et les va-et-vient incessants des toxicos entre les deux. Cette contradiction absurde nourrit le deal, jour et nuit.
Avant d’entamer leur lutte antidrogue, les neuf hommes ne se connaissaient pas. Aujourd’hui ils parlent d’une seule voix ou en canon, complétant à tour de rôle la partition. Venus d’horizons politiques et sociaux différents, ils se sont rencontrés lors d’une première manifestation organisée en 2001, à la veille de l’élection présidentielle, par les habitants et les commerçants de Stalingrad, exaspérés par la lâcheté des pouvoirs publics. Ras-le-bol d’être coincés dans cette zone entre terrains vague et vagues promesses. Il suffisait pourtant de regarder, ça sautait aux yeux. La scène du crack se tournait en plein jour, sous les regards des enfants allant à l’école.
Les seringues jonchaient les trottoirs près de la crèche. Adossés à une bibliothèque, les toxicos se shootaient sur la voie publique, dormaient et pissaient dans les cages d’escalier, agressaient les passants pour obtenir l’argent de la dose. Il est même arrivé qu’on en retrouve un, mort sur un paillasson. Scène de la vie ordinaire racontée par Christian Poitou : «  Les dealers apostrophent bruyamment, jouent au ballon dans la rue, excitent leurs pittbulls… Les toxicomanes leur tournent autour, poussent des hurlements, se battent avec des objets trouvés, çà et là sur les trottoirs, souvent des canettes de bière et des bouteilles vides.  »
Les amateurs d’émotions fortes peuvent retrouver, en ce moment, la même atmosphère délétère, rue Léon, à la Goutte-d’Or, devant une école maternelle et un bar branché, L’Olympic, où les bo-bo viennent s’encanailler. La faune, c’est tellement drôle…
« Chacun de notre côté, nous avions suivi un chemin de croix, signé des pétitions, alerté les élus, appelé les commissariats, en vain », raconte Daniel Bonhouvrier, un prof d’histoire. Pour mieux comprendre ce qui leur arrive, décrypter le silence et l’impuissance des habitants, l’indifférence de la police et des pouvoirs publics, Bonhouvrier s’intéresse aux documents diffusés par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie auprès des jeunes. «  Il n’y a pas de société sans drogues. Evitez les risques : ne consommez pas ! Si vous n’y arrivez pas, risquez moins, diminuez les doses. » Cette démarche scandalise les pères. « C’est comme si vous disiez, il n’y a pas de société sans viol, ne violez pas et si vous ne pouvez pas vous en empêcher, violez modérément et mettez une capote », insiste Daniel Bonhouvrier. « Parodiant un juge d’instruction, j’imagine un propos analogue face à un assassin : arrêtez de tuer, si vous n’y arrivez pas, essayez de moins tuer ! » s’insurge Christian Poitou, « l’écrivain ». 
Les neuf pères prennent ainsi conscience de l’inconsistance de la « politique de réduction des risques », lancée dans un premier temps pour endiguer l’épidémie de sida. Entre le tout-répressif américain et le laxisme néerlandais, Bernard Kouchner, ministre de la Santé du gouvernement Jospin, a plutôt choisi le second modèle, mais sans pouvoir octroyer son indispensable complément, la dépénalisation. D’où la flambée du trafic, à Stalingrad notamment. Et les habitants des quartiers populaires font évidemment les frais de cette politique préventive, efficace en matière de sida, mais contagieuse pour la toxicomanie.
 
Déterminés à aller jusqu’au bout
 
Isolés, à contre-courant, les pères de Stalingrad descendent dans la rue et demandent aux toxicos d’aller s’empoisonner ailleurs. La médiatisation est ultrarapide. Dès lors, les élus ne peuvent plus rester sans réaction. Le dialogue se noue, surtout avec les drogués en demande d’écoute. Mais aucun contact avec les dealers, c’est un principe. « On ne discute pas avec des criminels », explique Jamal Faouzi, directeur adjoint d’un tour-opérateur. Petit à petit, une forme d’incompréhension finit par s’installer avec quelques bourgeois qui, parfois, viennent s’approvisionner à Stalingrad. Leur révolte est dénoncée, ils doivent affronter toute une série de bien-pensants. Des associations les accablent de reproches , les traitent de « vichystes », de « poujadistes », de « réactionnaires ». Sans résultat. Ces hommes sont décidés à aller jusqu’au bout de leur engagement. Les tournées et le slogan - « Ce n’est pas parce que vous vous empoisonnez qu’il faut nous empoisonner la vie » - sont efficaces. Le business déclinant pour cause de médiatisation, les dealers partent vendre leur came un peu plus loin, à la Goutte d’Or, là où il n’y a pas encore de révolte contre eux.
« Il faut que notre mouvement fasse boule de neige, affirme François Nicolas. Quand les citoyens des quartiers sensibles se donneront la main, les pouvoirs publics n’auront d’autre choix que de combattre la drogue pour de vrai. » Le sale petit monde de la came n’a d’ailleurs qu’à bien se tenir, rue Léon. Parité oblige, un Collectif des mères vient de se créer.
 
Anna Alter, Marianne, 24 juillet 2004, p.78-79 


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