Les jeunes filles, éternelles victimes du sexe ? Valérie Daoust. Le Devoir, 2 mai 2005
[Remarquable analyse du victimisme sexuel misandre]
Les jeunes filles, éternelles victimes du sexe ?
Valérie Daoust
Auteure de "De la sexualité en démocratie. L’individu libre et ses espaces identitaires" (Presses Universitaires de France, 2005) et chargée de cours en philosophie à l’Université d’Ottawa
Le sexe à la une au Québec. En visite chez ma mère pour Pâques j’apprends la parution du livre Le Sexe en mal d’amour de la sexologue Jocelyne Robert. Ma mère, dans tous ses états, me parle de ce nouveau phénomène inquiétant de la consommation de la pornographie par les jeunes. Un mois plus tard, mon père, qui revient de la Floride, m’envoie par Internet les articles du Devoir qui parlent du sexe chez les jeunes. Lui aussi, scandalisé, dénonce les pratiques sexuelles de la jeunesse.
Pourtant, avec papa et maman, gentil petit couple « traditionnel » des années 1970, marié en 1965 (probablement pour exercer légitimement leur sexualité) et divorcé en 1975, le sexe n’a jamais constitué un problème dans mon éducation : on devait être informé et, à l’heure des menaces du sida, il fallait, en tant que citoyen responsable, faire bon usage de sa sexualité, principalement en se protégeant.
Mais encore, à l’heure d’un féminisme naissant au Québec, il fallait prendre ses responsabilités en tant que femme, c’est-à-dire en évitant les grossesses et en sachant dire « non », mais on pouvait aussi dire « oui ».
Autrement dit, on cherchait à penser la femme comme plus autonome sexuellement ; tous les « privilèges masculins » d’une sexualité « sans entrave » devaient désormais s’appliquer au féminin. La règle d’or demeurait « pense à toi », soit active sexuellement, pas seulement dans le sens d’avoir des rapports sexuels, mais dans le sens aussi d’avoir des rapports satisfaisants et donc d’être « activement à la recherche de son plaisir ». Je crois d’ailleurs que les hommes de cette génération ont compris le message en ce qui concerne le plaisir des femmes. En tout cas, c’est ce que la pornographie nous enseigne en présentant habituellement la gent masculin comme des étalons performants qui orchestrent le plaisir des femmes.
Rien d’étonnant
Ce qui m’étonne pourtant dans les articles parus dans Le Devoir, ce n’est pas tellement la consommation de la pornographie par les jeunes et l’influence que celle-ci exerce sur leurs pratiques sexuelles. Car, on le sait, l’adolescence est une période de la vie où l’individu est susceptible de ressentir son désir sexuel avec beaucoup de force.
Si la pornographie intéresse autant les adultes (ce que démontrent les chiffres d’affaires de l’industrie du sexe), il faudrait être naïf pour ne pas penser qu’elle intéresse aussi les adolescents. On est conscient que cet intérêt vient aussi du contexte social dans lequel ils évoluent : les images à caractère sexuel, ce n’est pas dans l’histoire de l’humanité un fait nouveau, mais leur distribution massive par les moyens de communication modernes est certainement un trait particulier de notre époque.
Les images pornographiques influencent l’imaginaire collectif, l’imaginaire des jeunes et des moins jeunes. Rousseau, croyant à l’importance de la bonne éducation en matière sexuelle, disait déjà : « J’ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livrés aux femmes et à la débauche, étaient inhumains et cruels... Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses... »
Devons-nous croire pour autant que nos jeunes sont élevés dans la débauche et la corruption ? Devons-nous être scandalisés parce que les jeunes rêvent d’abord d’expériences sexuelles et ensuite d’être amoureux ? Rien de moins sûr. De surcroît, devons-nous, après 30 ans de lutte féministe, continuer à perpétuer le statut de victime des jeunes femmes qui, un peu plus tôt que leurs aînées, s’adonnent à des activités sexuelles ? Voilà ce qui m’étonne dans les articles parus dernièrement dans Le Devoir : Les filles demeurent encore « les premières victimes ».
Une menace ?
Avant les revendications féministes, les femmes étaient victimes d’un manque de liberté sexuelle. Aujourd’hui, elles sont encore les victimes, mais d’une trop grande liberté sexuelle. Victimes, toujours victimes, et on connaît la suite : s’il y a des victimes, il y a des bourreaux, et on devine qui ils sont.
Les jeunes garçons, nouveau visage de la terreur sexuelle, sont présentés comme des agresseurs, déjà, à l’âge ingrat de leurs 12 ans, alors que la majorité d’entre eux ont plein de boutons et de complexes. Toujours triomphant, à la lumière des scénarios pornographiques, le jeune homme rempli d’une sexualité débordante demeure une menace pour nos vierges (et pas si vierges) jeunes filles. Comme si les filles en général n’étaient pas capables de dire « non », et qu’elles n’avaient pas un minimum de respect et de conscience de soi pour s’adonner aux activités sexuelles de leur choix.
Bien sûr, il y a la pression des pairs. Est-ce que cela fait d’elles de plus grandes victimes que les jeunes garçons ? Je serais portée à croire que les jeunes garçons sont soumis à une pression beaucoup plus forte que le sont les filles. Pour les premiers, leur masculinité dépend de ce qu’ils ont ou pas une sexualité active. Mais d’eux, on ne se préoccupe pas vraiment parce qu’on les pense assez forts pour se défendre tout seuls.
Par ailleurs, il n’est pas exclu de penser que les filles, sous l’apparence d’un assujettissement, en tant qu’ « objet sexuel » à 15 ans, seraient celles qui dominent réellement. Car loin d’être victimes, elles sont en fait l’objet d’admiration de toutes et de tous. Elles sont jeunes et belles, sexy à croquer, et intelligentes aussi. Elles jouissent d’un choix quasiment absolu en ce qui concerne les partenaires sexuels (mais nos sociétés ne veulent pas admettre que cela puisse constituer un privilège lorsqu’il s’applique aux femmes.
Les hommes de 10 ans à 78 ans seraient sensibles à leurs charmes ! Mais ne soyons pas bêtes, il est raisonnable aussi de penser que le regard porté sur les très jeunes femmes par beaucoup d’hommes adultes est un regard, tout à fait légitime, d’admiration de la jeunesse et de la beauté. Nous, les femmes, on les admire aussi, les jolies jeunes filles.
Les moins chanceux et peut-être les vraies victimes sont les jeunes garçons moches, comme je disais, plein de boutons, mais aussi plein de désir, et qui tombent dans les filets de la société mercantile et consommatrice. Pour ces jeunes hommes, le fond de pantalon aux genoux, la casquette en arrière, on dirait que tout est contre eux, même la mode. Pourtant, on nous les représente comme de vieux maquereaux qui orchestrent les fellations des filles, qui, elles, n’ont pas d’orgasme en échange, tout en déplorant par ailleurs que les jeunes aient une conception de la sexualité mécanique et individualiste.
Ne pas paniquer
Une sexualité mécanique, n’est-ce pas de cela que parle sans cesse notre culture scientifique, psychologie et sexologie au premier plan ? Comment jouir ou comment, surtout, ne pas jouir (trop vite).
Une sexualité individualiste, il ne faut pas paniquer non plus. Imaginer que les jeunes s’intéressent d’abord à leurs besoins ne devrait pas conduire à penser nécessairement un repli sur soi. On peut supposer que l’un des besoins du jeune homme est de se faire accepter par les filles, notamment en leur faisant plaisir, surtout s’il compte se faire inviter au prochain « sex-party » ! La sexualité se fait au moins à deux (excluant ici la masturbation solitaire), et on peut alors aussi penser que, dans plusieurs cas, il s’agit de deux sujets, ici jeunes, qui apprennent à devenir autonomes dans leurs rapports à soi et à l’autre, qui se découvrent en même temps que l’autre, par des expériences sexuelles.
S’il est raisonnable de croire qu’en raison de facteurs biologiques le garçon « se découvre » plus rapidement, est-ce que cela doit conduire à l’idée de la fille comme l’éternelle victime qui ne sait retirer aucun plaisir de ses relations avec les garçons ? Non seulement elles seraient victimes mais aussi masochistes, parce qu’elles y reviendraient toujours et encore.
Je ne dis pas, évidemment, que l’exploitation sexuelle n’existe pas. Mais on pourrait supposer qu’une fille qui se « fait avoir une fois », n’étant pas heureuse d’une rencontre sexuelle, apprend et s’organise pour ne pas « se faire avoir une seconde fois ». Bien sûr si, dans le pire des cas, « se faire avoir » signifie « se faire violer », il faudra entreprendre des mesures judiciaires, mais aussi des mesures préventives en éduquant mieux les filles et les garçons sur le sexe, sur ses plaisirs et ses dangers.
Cela étant dit, contrairement au psychiatre Pierre H. Tremblay, cité dans le dossier du Devoir, je crois que l’on doit tracer des frontières claires entre la séduction, l’agression sexuelle et le conformisme aux pressions de l’entourage. Ce sont des phénomènes bien différents : une société qui ne voit pas de différence entre se « faire agresser sexuellement » et s’adonner joyeusement à des rapports sexuels avec les copains et les copines parce que « tout le monde le fait » est vraiment inquiétante.
Le plaisir féminin et l’ordre social
J’aimerais postuler une hypothèse. Il se peut que nos sociétés n’acceptent pas entièrement la sexualité féminine, et surtout celle des jeunes femmes. Le plaisir des femmes a toujours constitué un danger pour l’ordre social.
Traditionnellement, la vierge est l’honneur de la famille. On peut comprendre pourquoi : le sexe représente un danger pour la femme, car non seulement elle peut tomber enceinte mais aussi mourir en couche. Aujourd’hui, pourtant, la femme exerce un contrôle sur ses grossesses et ne meurt pratiquement plus en couche (en Occident évidemment).
Cependant, n’aurait-on pas conservé cette image traditionnelle de la sexualité de la femme comme quelque chose de mal en soi, c’est-à-dire la sexualité comme une activité dont seuls les hommes peuvent vraiment profiter ? Ainsi, nos jeunes filles actives sexuellement se « feraient nécessairement avoir » par les garçons.
Comme le suggère la féministe Angela Carter, nous avons peut-être un « commun attachement, hommes et femmes confondus, au mythe de la femme victime irréprochable, vouée à la souffrance ». La société aime toujours l’image de la femme passive et érotisée dans ses faiblesses : dans les magazines de mode, la femme jeune, talons hauts, dans des positions inconfortables, souvent les genoux légèrement pliés et les deux pieds pointés vers l’intérieur ; on se demande comment elle tient debout.
En revanche, dans la pornographie, les membres inférieurs féminins sont plutôt pointés vers l’extérieur, et s’il faut se poser des questions lorsqu’on a affaire à une femme nue représentée sur Internet avec un bouquet de carottes dans le vagin, ce n’est pas de la sexualité des enfants qu’il faudrait parler mais bien de celle des adultes.
Oui, cette expression de la sexualité génitale est dominante dans nos sociétés (pas expressément le fantasme jardinier !). Alors on peut se demander si l’identité féminine, davantage liée au corps, en comparaison avec l’identité masculine, ne contribue pas à perpétuer des inégalités entre les sexes au sein de la société. Mais reconnaissons également que le pouvoir du corps en est bel et bien un. Ce pouvoir est à ce point important que des sociétés choisissent aujourd’hui encore de « voiler » cet irrésistible corps féminin. [...]
En ce qui concerne les lois de l’amour, je crois que l’individu jeune ou moins jeune apprend rapidement que le génital a aussi ses limites et que la sexualité n’est jamais complètement extérieure aux émotions (on peut penser l’orgasme même comme une émotion). Car si la sexualité pornographique, assurément low emotion, domine sur les écrans d’ordinateur, elle constitue toujours une sexualité semi-légitime, et cela, même les plus jeunes le savent. La sexualité socialement acceptable, dominante sur les petits comme sur les grands écrans, reste en fin de compte la sexualité avec sentiments.
Le Devoir, 2 mai 2005 (dossier "Ados et pornos")
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