L’homme qui tient la main des femmes. Libération, 25 mai 2007


 

 

Portrait. Pierre Chouraqui, 29 ans, sage-femme, a choisi un métier très féminin.

 

L’homme qui tient la main des femmes

 

24 heures dans sa vie

 

Par Marie-Joëlle Gros

 

Martigues (Bouches-du-Rhône) envoyée spéciale

 

Sur l’écran installé dans l’office des sages-femmes, un couple apparaît. Lui, nerveux, se balance d’une jambe sur l’autre. Elle, ventre de femme à terme, s’adresse à l’interphone : « Heu... Bonsoir. C’est possible de parler à une sage-femme ? » Pierre Chouraqui se lève et va leur ouvrir : « Bonsoir, dit-il. Je suis Pierre et je suis sage-femme. » Il les conduit dans une salle, équipe la jeune femme pour un monitoring. C’est sa première grossesse, elle a des contractions très fortes. Sans doute le début du travail.

 

Forte carrure

 

Tout à son stress, ce couple ne semble pas avoir relevé que la sage-femme qui s’occupe d’eux est un homme. Forte carrure, bras velus, la nuance saute pourtant aux yeux. « Du moment qu’on est bien accueillis et qu’on s’occupe de moi, c’est tout ce qui compte », souffle la jeune parturiente entre deux contractions. Dehors, il fait nuit noire.

 

Dans une salle voisine, une autre jeune femme, visage crispé, tente de dompter la douleur. Dès que Pierre Chouraqui s’approche d’elle, elle plonge ses yeux dans les siens, angoissée. Voilà déjà plusieurs heures qu’elle est entrée à la maternité. Malgré les contractions et les invitations du sage-femme à changer de position, son col s’ouvre très, très lentement. « Je préfère qu’un homme s’occupe d’elle , confie son mari. En général, ils sont plus compétents. » Aïe ! Les idées reçues se portent bien. Pour ce couple, le sexe masculin confère sérieux et responsabilité, d’ailleurs l’obstétricien et l’anesthésiste sont des hommes. Mais l’interne est une femme. Tout comme les auxiliaires de puériculture, les aides-soignantes et... les sages-femmes. Pierre Chouraqui n’ignore pas que son choix d’exercer ce métier brouille l’ordre des choses.

 

Métier de l’ombre 

 

Sa présence serait peut-être plus banale si les journalistes ne s’intéressaient pas autant à lui. Mais ce matin, il y a encore eu un article le citant dans le journal local, et la télévision de Martigues a déjà diffusé un reportage sur lui. Sourire en coin, les soignantes font remarquer que, d’ordinaire, la fonction de sage-femme n’attire pas autant les projecteurs. Elles ont beau se dévouer entièrement aux patientes, leur métier reste dans l’ombre et la reconnaissance va en général aux obstétriciens. Ainsi fonctionne l’hôpital. Du coup, s’intéresser à un sage-femme parce qu’il appartient au genre masculin fait grincer des dents. « Il n’est pas meilleur que nous, ni plus doué, commente une femme du service. Il a juste quelque chose de plus entre les jambes. C’est tout. »

 

Ce « quelque chose » pose d’ailleurs un vrai problème dans les vestiaires. Les femmes ont l’habitude de se changer ensemble, Pierre attend son tour : il n’y a pas de cabine spéciale pour lui. Tout semble affaire de territoire, difficile à partager. C’est indéniablement très féminin, un service de maternité. Cette nuit-là, on parle régime, chirurgie esthétique, éducation des enfants. Pierre Chouraqui, 29 ans et pas encore père, prend vaguement part aux conversations. Quand l’équipe de jour a pris congé tout à l’heure, deux femmes ont lancé aux autres : « Ciao les filles, à demain ! » Pierre a plongé le nez dans un dossier administratif.

 

Tout laisse à penser que cet homme-là doit faire ses preuves au milieu des femmes. Mais comme il n’exerce que depuis trois ans, il est encore « stagiaire ». Toutefois, quand l’interphone de la maternité sonne, à 4 h 15, et que cinq gaillards piétinant d’impatience apparaissent sur l’écran, ses collègues féminines présentes se tournent vers Pierre, ravies de l’avoir sous la main : « Tiens, Pierre, vas-y toi ! » Massif, il fait barrage à la famille d’une parturiente : « Un seul accompagnant est autorisé à entrer, pas plus », ordonne-t-il.

 

Un choix pas toujours compris

 

C’est un garçon très doux qui ne doute pas de son choix professionnel. « J’avais envie de donner un sens à ma vie, de travailler au contact des bébés », explique-t-il. C’est une conseillère d’orientation qui l’a mis sur la piste de ce métier, au lycée, la profession de sage-femme s’étant ouverte aux hommes en 1982 (lire encadré). « J’ai trouvé l’idée curieuse, mais elle m’a tout de suite plu. » Des copains n’ont pas compris son choix de s’orienter vers un métier qui inclut le terme de « femme » dans son intitulé. Lui s’en amuse. Seul garçon de sa promotion à l’école de Marseille, il a consacré son mémoire « au vécu de la naissance par les pères » . Depuis un an, il les invite d’ailleurs à participer à un groupe de parole qu’il met en route à l’hôpital, convaincu que les hommes ont besoin d’aide pour trouver leur place au moment de la naissance. Il accepte volontiers d’aller parler de son métier dans des établissements scolaires. Les adolescents l’assaillent de questions liées aux examens gynécologiques. Le sage-femme raconte qu’une seule fois un mari a refusé qu’il examine sa femme : « Il ne s’agissait pas du tout de religion mais de jalousie maladive. »

 

Douleur des contractions inconnue 

 

5 h 30. Une voix tremblotante à l’interphone : « Bonsoir, je viens des urgences. On m’a dit de faire une autopsie. » Rire dans le foyer des sages-femmes : « Entrez, on va vous faire un monitoring. » La nuit, l’angoisse est visible sur chaque visage de patiente. « Une femme qui se plaint d’avoir mal, je ne la juge pas, je la crois » , confie le sage-femme qui ne connaîtra jamais la douleur des contractions. Le jour se lève. La jeune femme entrée à 20 h 15 est toujours en plein travail. Pierre l’encourage, il veut lui épargner une césarienne. Ses collègues le taquinent : « C’est la primipare de la nuit, un grand classique. Tu auras fini ton service qu’elle n’aura toujours pas accouché. » Vrai. A 8 heures du matin, passage de relais, et toujours pas de nourrisson en vue. Le sage-femme quitte la maternité. Il a rendez-vous à 10 heures sur la plage pour une partie de volley-ball : « Là aussi, c’est une affaire d’équipe. » Mais celle-là ne compte que des hommes.

 

Libération, vendredi 25 mai 2007

 

http://www.liberation.fr/vous/256006.FR.php

 

[Et du même auteur, même journal, même jour, l’articulet suivant, qui montre que si la féminisation des noms de métiers qui ne sont plus seulement masculins rencontre une large adhésion, la masculinisation de ceux qui ne sont plus seulement féminins se heurte à une sérieuse résistance] :

 

On compte aujourd’hui dix-sept mille sages-femmes dont environ deux cents hommes, estiment les organisateurs des assises nationales des sages-femmes qui se tiennent jusqu’à vendredi à La Rochelle. Quand cette profession s’est ouverte aux hommes en 1982, la question de masculiniser son nom s’est posée. « Maïeuticien » était envisagé (en écho à la maïeutique de Socrate, qui faisait accoucher les idées), tout comme « parturologue » et « accoucheur ». Mais les sages-femmes ont refusé toute modification de leur titre. Le terme de « sage-femme », qui signifie « qui a la connaissance de la femme », est apparu au XVIIe siècle et a remplacé celui de « matrone ». De façon ancestrale, la naissance a toujours été considérée comme une affaire de femmes. Les candidatures masculines devraient toutefois se multiplier car, depuis 2005, les sages-femmes passent par la première année de médecine avant d’intégrer pour une formation de quatre ans l’une des trente-trois écoles réparties en France.



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