Hommage à ton père. Sophie Dubois. Réel, mai 2007


 

 

Hommage à ton père
 
Au jour de ta naissance as-tu vu cet homme ? Cette figure du père ? Qui t’accueillait avec tant d’incertitudes quant à sa fonction ? Et tant d’amour.
 
Lorsque tu quittes mon giron maternel pour appréhender ce monde ce sont ses mains qui t’ont recueillies. Celles d’un homme qui va alors te transmettre l’écho d’un autre monde, ses saveurs, ses odeurs et son code.
 
Mais au fondement de sa paternité il y a cette incertitude fondatrice.
 
Oui ! La paternité relève d’un acte de foi.
 
Toi seul sorti de cet espace fusionnel tu dois alors intégrer cet autre, cet étrange... et changer d’univers.
 
Quitter la sensation, pour t’ouvrir et intégrer la différenciation.
 
Non pas quitter mais plus justement intégrer par tes sens qu’il existe un autre, un tiers qui fait rupture avec tout ce que tu croyais être ton monde jusqu’à ce jour !
 
Tu ouvres un œil sur cet autre que tu ne reconnais pas mais... il y a tout de même un quelque chose de déjà vu ou plus exactement de déjà perçu, au travers de mon ventre maternel. Tu percevais ses vibrations, le ton de sa voix, les échos et les résonances... et surtout tu percevais combien moi, ta mère, vibrais en présence de cet autre.
 
Tu ne peux le nier, il fait déjà partie de toi, de ton histoire intra-utérine et de tes perceptions : subtiles mémoires inscrites déjà au plus profond de toi.
 
Alors ouvrir les yeux sur cet autre et le parcourir... puis apprendre qui il est, et peu à peu, pas à pas, dans ton psychisme, intégrer les messages et les codes qu’il te transmet.
 
Tu ne sais rien de lui mais pourtant tu sais l’essentiel, il est cet autre qui t’ouvre au monde et te porte jusqu’à son seuil, à toi de le franchir ou non.
 
Pour que s’opère en toi cette merveilleuse conversion de moi à lui, il faut que je le regarde et le nomme. Que je le reconnaisse au plus profond de moi-même... jusqu’à me délivrer de toi, de mon désir de toute-puissance sur toi !
 
Oui, si j’avais pu pendant quelque temps encore te garder pour moi seule, t’incrémenter en moi-même... jusqu’à me délivrer de toi, de mon désir de toute-puissance sur toi... Faire de toi ma réplique, mon alter ego si tu es fille, ma chose si tu es garçon...
 
Mais je sais que tu es fils et fille de l’univers !
 
J’affronte mes gouffres, j’accepte de traverser mes manques et te rends au monde à travers celui qui est à l’origine de tout.
 
Oui, ton père a déjà sa place. Je dois l’honorer.
 
Il est le passeur, il est le fondateur d’un autre ordre.
 
Comment vais-je négocier ce nécessaire passage ?
 
Cette négociation d’avec moi-même où je te remets en ces mains, en son sein à lui, ton père ! Car au premier jour tu déchiffres encore avec tes sens et tu reçois de plein fouet toutes ces informations sensorielles sans pouvoir les objectiver, sans pouvoir décoder, ni déchiffrer.
 
Je dois alors te permettre, par tes sens, de le reconnaître, lui, et ainsi de le faire naître au père qu’il devient. Moi seul peux introduire sa présence auprès de toi...
 
Il me faut alors accepter de creuser un écart, un abîme entre toi et moi, comme effet de transmission de la fonction paternelle, que je signe alors... comme on pose un sceau sur un parchemin de toi.
 
Je dois valider à tes yeux, à tous tes sens qu’il est lui, bien lui, ton père.
 
Pour cela il me faudra apprendre à négocier sur mon droit de regard sur toi, accepter de te laisser lui aussi entrer en autorité, accepter qu’il aie également des projets pour toi, des attentes... qu’il soit éducateur au sens étymologique : te sortir hors de...
 
Mais je dépose ceci : quel qu’il soit, il est désormais et pour toujours le meilleur père pour toi.
 
Le meilleur que puisse te donner la réalité, parce qu’il t’obligera à t’émanciper de ses failles et de ses faiblesses pour trouver ta propre édification.
 
Passage nécessaire donc, celui où j’accepte totalement cet autre comme référent de ton psychisme. Cet espace-là est le plus vital !
 
Et si j’accepte ce renoncement intérieur, ce sera pour toi une seconde naissance !
 
Naissance à l’ordre du langage, naissance véritable à l’homme que tu deviendras, au sujet.
 
1ere naissance : biologique ; l’avant et l’après : une première rencontre avec le réel. Rupture d’un équilibre biologique. (La chair)
 
2eme naissance : symbolique. Le cri du bébé est transformé en appel d’un sujet dans la rencontre avec l’autre et l’Autre. (Le verbe)
 
« Et le verbe a pris corps » nous dit Saint Jean dans le prologue de son évangile.
 
Ta naissance petit homme opère dans ce nouage entre ma chair vivante (le réel), la parole le symbolique et le corps l’imaginaire.
 
Père séparateur mais aussi initiateur et garant de ton inscription dans sa filiation, il t’assigne à une place prédéterminée par l’ordre de la génération et de la généalogie. Oui, ton père est un fondateur... mon père ce héros diras-tu plus tard...
 
Mesurons-nous tous deux combien cette étape est soutenue par l’amour et la tendresse de ton père ? Fonction paternelle, posant ce cadre sécurisant et bienveillant ?
La mise en acte de cette fonction est déterminée par le type d’alliance conclue entre nous tes parents. Saurons-nous en être digne ? Et cette alliance nous assigne à des places de mère et de père, comme garants de notre fonction.
 
Mais quelle confiance !...aveugle,...sans preuve...accordons-nous l’un comme l’autre à la loi de la parole et du langage ? Comment l’assumons-nous ? Comment y sommes-nous soumis ? Comment y consentons-nous ?
 
Consentement mutuel... cela me rappelle quelque chose...
 
Si nous pouvons alors nous re-découvrir dans nos projections que nous avons à ton encontre et toujours prendre recul à cela alors tu pourras t’épanouir dans la rencontre de nos deux différences.
 
Car c’est bien dans cette tension entre jouissance de mon corps maternel et foi dans le symbolique que représente ton père. que tu vas frayer ton chemin.
 
Complexes différences ou s’entremêlent et s’entrecroisent nos éducations, nos psychismes, nos histoires, nos masculins et nos féminins... oui, il y a tellement de monde autour du berceau !
 
Je veux rendre hommage à tous ces pères non reconnus par la mère, à ces hommes dont l’acquisition de leur fonction se fait au prix d’un long chemin.
 
Honorer cette fonction si délicate du tiers séparateur et fondateur de l’autre monde.
 
Sophie Dubois. Réel, n°103, mai 2007, p.26
 
Sophie Dubois est musicienne et musicothérapeute, maman de trois enfants.


Imprimer

Menu

Menu :