Dossier : les Khasi du Meghalaya (Inde)


 

A VOIR : Bashisha, Helinda, Koïna, femmes d’une autre Inde, excellent documentaire de Patrick Profit. Atmosphère productions, 2010

 

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Une société matriarcale en Inde

Au pied de l’Himalaya, il fait bon être femme. Dans l’Etat de Meghalaya, les femmes sont chefs de famille et les hommes restent confinés à la maison avec les enfants. Une situation qui contraste avec le reste de l’Inde.

Sunday observer / Colombo

De Guwahati (Assam)

La préférence des parents pour les garçons est une caractéristique prédominante dans la majeure partie de l’Inde, où les filles sont considérées comme une charge et où il est fréquent d’éliminer les fœtus de sexe féminin. Toutefois, dans l’Etat de Meghalaya, au nord-est du pays, les parents prient pour avoir des filles plutôt que des fils. Dans cet Etat tribal, ce sont les femmes qui gèrent les affaires du foyer : propriétaires de petit commerces, elles sont habituées à prendre des décisions. Dans la plupart des cas, ce sont elles qui travaillent et gagnent l’argent du ménage, tandis que leurs maris restent à la maison pour s’occuper des enfants.

Ce rôle prééminent de la femme se manifeste dans la région des monts Khasi, où vit la tribu du même nom, vraisemblablement originaire du Cambodge actuel. Les Khasi et les Jaintia du Meghalaya accordent une telle valeur aux filles que ce sont elles, et non les garçons, qui héritent des biens de la famille. Paradoxalement, le gardien du patrimoine familial est la fille la plus jeune, qui occupe à ce titre la place la plus importante dans la société. Les enfants nés dans une famille khasi reçoivent également le nom de leur mère plutôt que celui de leur père. « Les dots n’existent pas, car nous héritons de tout le patrimoine de nos ancêtres », indique Drupathy, qui vend des cigarettes à Shillong, la capitale de l’Etat.

Lors d’un récent séjour dans le Meghalaya en compagnie de plusieurs journalistes sri-lankais et indiens, j’ai eu amplement l’occasion de constater le rôle central joué par la femme dans cet Etat. « C’est nous, les femmes, qui prenons toutes les décisions familiales, qu’il s’agisse de choisir l’école des enfants, de fixer les dépenses du ménage ou même de visiter un village voisin. Rien ne se fait dans la famille sans notre accord », explique Lakshmi, qui dirige une petite affaire. J’ai rencontré cette femme au sommet d’un pittoresque pic situé à 1496 mètres d’altitude et d’où l’on a la vue la plus saisissante de Shillong. Cette mère de trois enfants gagne sa vie depuis cinq ans en vendant des objets d’artisanat – c’est le seul commerce établi au sommet du pic. « Je fais tout moi-même », m’a-t-elle dit en désignant de la main un large éventail d’objets artisanaux que s’arrache la clientèle. Je lui ai demandé comment elle trouvait le temps de réaliser de telles sculptures avec des enfants en bas âge. « Pas de problème. Mon mari garde les enfants et, une fois qu’il a fait le ménage et mis les enfants au lit, il m’aide à confectionner ces produits  », me répond-elle avec un haussement d’épaules. Revathty, qui vend de la viande sur un minuscule marché, fait également partie de ces femmes actives. « Je préfère accomplir ce travail plutôt que de rester à la maison avec mes quatre enfants. Au moins, je rencontre des gens, j’ai des contacts. Mon mari s’occupe bien des enfants. Alors que demander de plus ?  »

Le Meghalaya est sans nul doute le royaume des femmes. Dans les hauteurs vallonnées de cet Etat, il est fréquent d’en apercevoir qui vendent des cigarettes ou de la viande derrière de minuscules étals, ou qui écoulent des légumes, du maïs et des fruits exposés sur des présentoirs de fortune creusés dans la montagne. A Shillong aussi, les femmes sont partout en première ligne : dans les banques, les écoles et même au parlement. Quant aux hommes, on les rencontre souvent au bord des routes, en train de jouer aux cartes ou de bercer un bébé en accompagnant un autre enfant à l’école.

Mais cela ne signifie pas que les hommes soient satisfaits de leur sort, loin de là. «  Nous trouvons injuste que les femmes aient tous les pouvoirs et nous aucun. Nous ne jouons aucun rôle, si ce n’est de nourrir nos bébés et de changer leurs couches. J’ai des amis qui se sentaient si frustrés qu’ils se sont mis à boire et à se droguer. Nous voulons nous sentir utiles à la société. Après tout, nous avons des droits, nous aussi », s’insurge Peter (95% des habitants sont chrétiens, d’où son prénom), dont la femme s’occupe à plein temps du commerce familial de fruits et légumes, et qui exprime par ces mots le sentiment de la plupart de ses semblables.

Selon un article publié dans un journal du Bhoutan, sous le titre « La domination des femmes menacée », un mouvement de libération des hommes baptisé Symbai RimbaiTong Hai a vu le jour il y a six ans dans le Meghalaya. Dirigé par Ablemann Swser jusqu’à sa mort, il y a deux ans, il revendique des droits de propriété pour les enfants de sexe masculin et un plus grand rôle pour les hommes au sein de la famille. Ce mouvement s’est toutefois trouvé confronté à l’opposition non seulement des femmes, mais de la société tout entière. « Personne ne nous prend au sérieux », déplore John lyngdoh, son dirigeant actuel. Dans le même journal, Angela Rangsad, de North East Network, une ONG implantée dans le Meghalaya, soutient de son côté que, même si la société des Khasi et des Jaintia reste matriarcale, les valeurs patriarcales sont en train de gagner du terrain. « Les femmes sont victimes d’une plus grande violence au sein du couple. C’est le signe que les hommes commencent à affirmer leur autorité », dit-elle. Les femmes du Meghalaya craignent que leurs maris ne soient influencés par le statut dont les hommes jouissent dans les autres Etats, où ils continuent à jouer le rôle de chef de famille. Les films commerciaux de Bombay ont également un impact sur la population du Meghalaya, où la situation est en train de changer lentement mais sûrement en faveur des hommes. Mais, malgré l’opposition manifestée par ces derniers, le Meghalaya reste l’un des rares bastions du pouvoir des femmes en Inde, un pays largement dominé par les hommes.

Carol Aloysius. Sunday observer / reproduit dans Courrier International n°669, 28 août 2003, p. 36

 

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Les hommes d’une tribu matrilinéaire en Inde réclament l’égalité des sexes
 

Chez les Khasi, la mère transmet son nom à ses enfants et les filles héritent du patrimoine, sans pour autant accéder aux postes-clés du pouvoir


60 ans passés, Kaith Pariat ne veut plus « jouer aux baby-sitters » et encore moins subir la loi de sa belle-mère. Il vit cet enfer depuis déjà trop longtemps. Depuis le premier jour de son mariage, exactement.

L’homme d’affaires, enfoncé dans un fauteuil de cuir, a le regard qui s’assombrit quand il plonge dans ses souvenirs : « Imaginez le traumatisme : vous quittez le domicile maternel pour devenir, du jour au lendemain, un paria dans la famille de votre belle-mère. Vous vivez sous ses ordres. Vous devenez un domestique, un bon à rien. »

La tribu des Khasi, qui compte environ un million de membres dans l’Etat du Meghalaya, à l’est de l’Inde, est l’une des rares communautés du pays à respecter la tradition matrilinéaire. La plus jeune des filles hérite du patrimoine, la mère transmet son nom de famille à ses enfants et, enfin, le fils, une fois marié, doit partir habiter chez sa belle famille.

« C’est uniquement la mère ou la belle-mère qui s’occupe de son enfant. L’homme n’a même pas le droit de participer aux réunions de famille. Il a contre lui un clan : celui de sa femme, de sa belle-mère et de ses enfants. Alors, il ne lui reste plus qu’à jouer de la guitare, chanter, tomber dans l’alcoolisme et mourir jeune », conclut d’une voix grave Kaith Pariat.

Au Meghalaya, les hommes appartiendraient au sexe faible. D’où le combat que mène Kaith Pariat contre la toute-puissance des femmes grâce à l’Association pour la réforme de la structure familiale. Et son combat va même au-delà de l’égalité de sexes. « L’homme est doté d’un leadership naturel. Il doit protéger la femme, qui, en retour, doit le soutenir », affirme-t-il.

La tradition matrilinéaire remonte à des temps immémoriaux, au point d’être ancrée dans la structure même de la langue khasie. Le genre masculin est réservé aux objets inanimés, qui n’ont pas encore pris forme. Le bois découpé des arbres est masculin, tandis que celui transformé, sculpté, a droit au genre féminin.

D’après Valentina Pakyntein, anthropologue à l’université de Shillong - la capitale du Meghalaya -, le système matrilinéaire daterait d’avant l’institution du mariage, quand les Khasi avaient des partenaires sexuels multiples et qu’il était difficile de déterminer la paternité des nouveau-nés. Mais les membres de l’Association pour la réforme de la structure familiale penchent plutôt pour cette autre explication : leurs ancêtres partaient trop longtemps sur les champs de bataille pour pouvoir s’occuper de leur famille.

Les Khasi jouissent encore aujourd’hui de nombreux privilèges, en tant que tribu répertoriée par l’Inde, et leurs lois sont protégées par le Khasi Hills Autonomous District Council. Leur taux d’imposition est moins élevé, les terres situées dans les zones tribales leur sont préservées, et ils bénéficient de quotas à l’entrée des universités ou dans l’administration.

« Les hommes de la plaine, des étrangers peu scrupuleux, se marient avec les femmes khasies pour profiter de tous ces privilèges », s’agace Kaith Pariat. Autant de privilèges qui mettraient donc en péril la survie de la tribu. « Mais c’est, de toute façon, la femme qui transmet l’héritage et le nom de la famille, tempère Patricia Mukhim, la directrice du quotidien régional Shillong Times. Je crois plutôt que les hommes khasis se sentent diminués dans leur virilité en se comparant aux étrangers. C’est dommage, car c’est ce qui nous distingue des autres. »

A Shillong, les femmes s’habillent en jupe pour aller à la messe, portent du rouge à lèvres et conduisent, les vitres baissées, en écoutant du rock. Elles n’hésitent pas à revendiquer les plaisirs du célibat. Une exception, dans un pays où la pression du mariage est omniprésente, quelles que soient la couche sociale ou la génération à laquelle on appartient.

« Pourquoi s’embarrasser d’un mari ? J’ai déjà une famille et je veux consacrer mon temps à ma carrière professionnelle », explique Rosanna Lyngdoh, une femme de 38 ans qui vit avec sa grande famille dans une maison de 21 chambres.

En Inde, où 35 % des femmes sont victimes de violences domestiques, la condition des Khasi est-elle à envier ? « Au contraire. Parce que l’on appartient à une société matrilinéaire, les gens croient que l’on est privilégié. Mais c’est faux », répond Hasinah Kharbih, directrice de l’organisation non gouvernementale Impulse Network, qui ajoute que les décisions d’une Khasie doivent obtenir l’aval de son oncle maternel.

Le système matrilinéaire n’est pas à confondre avec le matriarcat et les femmes khasies n’ont jamais détenu le pouvoir. Les anciens rois de la tribu laissaient leurs trônes... au fils de leur soeur cadette.

Depuis l’indépendance de l’Etat du Meghalaya, en 1972, les ministres en chef ont tous été des hommes. Et les conseils de village comprennent peu de femmes. « Les dernières de la fratrie sont confinées à des rôles domestiques et condamnées à rester la maison », témoigne Hasinah Kharbih.

Mais Kaith Pariat, qui rêve justement de voir un jour les hommes khasis materner leurs enfants, n’est pas prêt à abandonner son combat. Il revendique 1 000 membres dans son association, dont beaucoup d’hommes influents, qui gardent l’anonymat par crainte d’être ostracisés par la société et par leur belle famille.

L’association compte même des femmes, dont la plupart sont des mères originaires du Bengale occidental, l’Etat voisin. « Elles redoutent de voir leurs fils céder à la tentation des femmes khasies, et de tomber sous leur emprise  », explique ce militant de la cause masculine.

Julien Bouissou

Le Monde, 29 décembre 2010, p. 5



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