Non à la parité, oui à l’égalité. Dossier de L’Express, 11 février 1999


[Conformément à leur technique habituelle, les misandres affirment aujourd’hui que la loi de 2000 sur la parité en politique a été obtenue par la pression des féministes unanimes, voire des femmes unanimes. Il n’est pas mauvais de relire ce dossier de L’Express de 1999, où s’exprimaient contre la loi à venir treize femmes de premier plan, toutes féministes, dont une « historique » et une radicale. Ceci dit, comme nous ne les suivons pas inconditionnellement, nous avons coloré ceux de leurs arguments auxquels nous souscrivons, et eux seuls.]
  
 
Oui à l’égalité, non à la parité
 
Trois arguments contre la parité
 
par Elisabeth Badinter, Evelyne Pisier, Danièle Sallenave
 
Une philosophe, une juriste et un écrivain expliquent ici pourquoi les femmes doivent refuser l’égalitarisme par la loi
 
La solution proposée pour mettre fin à l’indécente absence des femmes dans la vie politique est en contradiction avec l’esprit et les principes d’une politique progressiste.
 
1 - On croit pallier une insuffisance démocratique en tournant le dos à la république universelle. L’universel est une arme contre les différences, en tant qu’elles séparent et discriminent. L’histoire montre qu’on n’intègre jamais au nom de la différence mais que, en revanche, c’est toujours en son nom qu’on exclut : voyez aujourd’hui comment les sociétés en voie de développement brandissent la différence féminine pour justifier la ségrégation et l’abaissement des femmes.
 
2 - Pour une victoire toute symbolique, la mise en place de la parité hommes/femmes dans les assemblées rompt avec ce premier principe de toute émancipation : le refus d’enfermer les êtres humains dans des distinctions naturelles. Ce faisant, on reconstruit les vieilles barrières entre le monde des femmes et celui des hommes. En voulant donner toute leur place aux femmes, on les laisse à leur place et on renvoie les hommes aux schémas traditionnels qu’ils commençaient à abandonner.
 
3 - En faisant de la « différence » féminine un absolu qui transcende toutes les catégories, on abandonne le principe de la solidarité entre victimes de discriminations. On distingue entre des niveaux d’exclusion, mais on ignore les inégalités économiques, sociales, raciales dont souffrent tant de femmes. Et, en inventant de toutes pièces une solidarité formelle entre les femmes en tant que telles, on oublie trop facilement que toutes les femmes ne sont pas également discriminées.
 
Venue des femmes, la parité se retournera contre elles, car la ségrégation, qu’elle soit de sexe, de genre, de race, entraîne toujours la discrimination. Venue de la gauche, la parité se révélera un obstacle à l’émancipation de tous les autres exclus, figés pour longtemps dans une appartenance qui maintient les inégalités.
 
Le point de vue de …
 
Françoise Cachin, directrice des Musées de France
 
Les quotas sont dévalorisants pour ceux qu’ils prétendent soutenir. La parité est humiliante pour les femmes, qui ne sont pas une espèce à protéger. La parité est une fausse bonne idée qui a l’apparence d’aider les femmes, mais les dessert. Je suis contre une sexualisation autoritaire de la politique et du monde du travail. C’est une régression par rapport à l’esprit des Lumières, à tout ce à quoi je crois. La France est l’un des pays au monde où les hommes et les femmes s’entendent le mieux, ce qui n’exclut pas la misogynie. Mais il y a d’autres moyens de changer les mentalités. Il faut organiser l’égalité des chances. Il faut renoncer au cumul des mandats.
 
Mona Ozouf, historienne
 
Il me semble que la gauche française a quelque chose à expier, en la matière. C’est elle, la gauche radicale, qui a longtemps bloqué le droit de vote des femmes, en France. Tout le monde aujourd’hui est d’accord pour qu’il y ait plus de femmes dans les deux assemblées. Mais les arguments énoncés en faveur de la parité ne tiennent pas. Même le plus subtil, qui déclare qu’il n’y a pas de différence entre universalisme et différentialisme, que la dualité sexuelle est universelle. La parité est un quota à 50%, un quota injuste puisque nous sommes 52%. Plaider pour la parité au nom d’une identité féminine, ce n’est pas acceptable. Cela signifierait que les femmes sont appelées à siéger en tant que mères potentielles. Enfin, même si on admet qu’il ne s’agit pas d’un groupe comme les autres, cela constituerait un précédent considérable. La notion de représentativité est un gouffre. Et pourquoi les jeunes et les vieux ne réclameraient-ils pas à leur tour d’être représentés ? L’âge aussi est une qualification universelle.
 
On avance que l’oppression séculaire des femmes exigerait réparation. Mais, alors, la même chose vaut pour tous les groupes dominés, qui auraient le droit d’obtenir des quotas. C’est une affaire sans fin, un déni de la politique républicaine, un échec : ce n’est pas la peine de confier à la loi ce que les mœurs sont en train de faire. Pratiquement, c’est superflu.
 
Philosophiquement, tout cela ne tient pas. La grande avancée de la pensée républicaine a été de dire que l’individu ne tenait ses droits d’aucune qualification, beauté, fortune ou sexe. Il serait très dangereux de commencer à faire dépendre les droits de l’homme d’une spécificité.
 
Enfin, les quotas sont insultants et dévalorisent ceux qui en bénéficient. Paradoxalement, en insistant sur la différence sexuelle, la parité finit par l’exacerber. Il faut résister au discours de victimisation. On ira vers un nombre croissant de femmes dans les deux assemblées, et c’est bien. Il ne faut pas y aller par la voie la plus stupide, et sans doute la moins efficace. Qu’on commence donc par interdire le cumul des mandats et par régler le problème de l’emploi du temps, qui est fondamental pour les femmes.
 
Stella Baruk, mathématicienne
 
Il faut faire évoluer les mentalités, mais la parité numérique ne me paraît pas aller dans le sens de l’intelligence du propos. Il vaut mieux miser sur la compétence. Il faut aider les femmes à s’imaginer au pouvoir. Dans mon domaine, je le vois : les filles qui ne se pensent pas scientifiques ne le seront pas. C’est bien de revendiquer la parité. Mais une parité « mécanique » irait à l’encontre du but que l’on se propose d’atteindre, ce qui me semble absurde.
 
Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse
 
Ma tante, Louise Weiss, était suffragette. Ma mère, Jenny Aubry, fut la deuxième femme médecin des hôpitaux. J’ai toujours été de gauche, et je suis contre la parité, depuis le début. Je refuse d’être taxée de misogynie ou de complaisance pour des valeurs cacochymes sous prétexte que je suis contre la parité, qui mérite un vrai débat. Les déclarations de Catherine Tasca contre les « experts » relèvent du poujadisme. La gauche dite « plurielle » ne semble inclure les intellectuels que lorsqu’elle en a besoin pour signer des pétitions. Il faut contraindre les partis politiques à présenter des candidates femmes : je suis donc favorable à la modification de l’article 4 présentée par le Sénat. En revanche, si on inscrit de la parité dans les textes de loi, on inscrit de la différence. On risque de choisir des femmes parce qu’elles sont femmes et non pour leur compétence. Or je vote en fonction de mes idées, non en fonction d’une identité sexuelle. A l’heure actuelle, on a tendance à abandonner les principes au nom du pragmatisme. Les pro-parité disent qu’il faut accentuer la différence contre l’universel. Moi, je pense qu’il faut penser les deux ensemble.
 
Caroline Eliacheff, psychanalyste
 
Je suis contre l’idée de parité introduite dans la Constitution, comme je suis contre le projet de loi sur le Pacs. Les deux problèmes sont indirectement liés. Avec la parité, on veut mettre du sexe dans la représentation citoyenne, là où justement il ne devrait pas être pris en ligne de compte. Alors qu’avec le Pacs, au contraire, on veut retirer le sexe là où il est forcément, c’est-à-dire dans le couple.
 
Patricia Barbizet, directrice générale d’Artémis
 
Au moins, le débat a été ouvert. La parité a eu la vertu d’obliger les gens à constater qu’il y a une très faible représentation des femmes dans la vie politique et la vie des affaires : 4% dans les conseils d’administration des grandes sociétés ! Mais si on en déduit qu’il faut contraindre le pays à la parité par la loi, je suis contre, car il s’agit d’un quota. Je ne voudrais pas qu’on me réserve une place, comme si j’étais inapte. Chaque fois qu’une femme sera nommée par ce biais, elle sera la cible d’une suspicion sur ses mérites. Ce serait regrettable. Je crois plutôt à la vertu de l’explication et de l’exemplarité. Déjà, à certains échelons, on ne se pose plus la question de savoir si on préfère un garçon ou une fille. La vraie modernité, c’est de faire confiance à l’évolution des mentalités.
 
Irène Théry, sociologue
 
Le fait majeur, à mon sens, est le chassé-croisé stupéfiant par lequel ceux qui nous proposent d’instituer la différence des sexes là où elle n’a pas lieu de l’être veulent aussi la désinstituer là où elle prend tout son sens. Dans le lien de citoyenneté, où nous agissons d’abord en tant qu’êtres humains universels, la parité nous réduit à notre appartenance sexuée. C’est une mutilation symbolique. Dans le lien de couple, où l’identité sexuée est constitutive du désir et de l’amour (hétérosexuel ou homosexuel), le Pacs nie cette dimension en créant une union juridique de couple a-sexuée. C’est la mutilation symétrique. La contradiction n’est qu’apparente. L’hyperindividualisme abstrait en matière privée et l’affrontement communautariste en matière politique sont les deux faces d’une même régression du lien démocratique.
 
Véronique Morali, directrice générale de Fimalac
 
Sur un problème aussi important, on n’a pas le droit d’être intolérant. Jusqu’où peut-on débattre sans être cataloguée ? Un quota de 50% entérinera une situation qui est en train d’arriver, du fait du talent des femmes. Il n’existe presque plus de bastions masculins. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes aux postes de pouvoir ? Parce qu’elles sont, plus que les hommes, soumises à des emplois du temps surchargés. Elles assument tous les rôles et, en plus, elles sont inhibées par la culpabilité. La parité ne résoudra pas les problèmes fondamentaux des femmes qui travaillent, notamment la gestion du temps, et les contraintes qu’elles s’infligent à elles-mêmes. Les hommes ne les aideront pas s’ils se disent qu’avec les quotas ils ont fait leur devoir. Et on n’aura rien réglé.
 
Michèle Riot-Sarcey, historienne
 
Il importe de distinguer l’universalité de nature de l’universalité de droit, comme l’avait énoncé Condorcet, qui mettait en cause le fait que la différence naturelle entre les hommes et les femmes ne « pouvait légitimement fonder l’exclusion d’un droit ». De tout temps, les femmes se sont mobilisées pour accéder à l’universalité de droit. Aujourd’hui, avec la parité, on légitime cette catégorie sociale construite sur une base naturelle. C’est un non-sens. On renoue avec l’idée que les femmes ne sont pas des individus à part entière et qu’il y aurait deux catégories distinctes de citoyens. Il vaudrait mieux repenser l’éducation des filles et résoudre l’inégalité des rapports sociaux.
 
Dominique Schnapper, sociologue
 
Je suis contre la parité pour des raisons philosophiques, et politiques. Selon Sylviane Agacinski, les hommes et les femmes sont les éléments indissociables de l’universel, qui est sexué. Moi, je pense que l’universel n’est pas sexué. Nous sommes tous différents, mais, comme citoyens, nous sommes tous les mêmes. En tant qu’acteur politique, Martine Aubry n’est pas fondamentalement différente d’un homme, malgré sa féminité. La parité donnerait un argument à tous les particularismes : c’est ce qu’on voit aux Etats-Unis, où les Noirs américains se fondent sur le combat féministe pour réclamer une représentation spécifique.
 
Florence Montreynaud, écrivaine
 
La parité me semble une erreur stratégique colossale. J’ai vu émerger ce mot dans les groupes féministes, et c’est devenu un sésame. C’est court. C’est frappant. C’est la clef pour un monde merveilleusement égalitaire. Cela relève de la pensée magique. Bref, l’égalité arithmétique est absurde. Je crois à la fraternité ou sororité des sexes - hermandad, disent les Espagnols de façon plus neutre. La vraie mixité ne se crispe pas à 50-50 : la parité est un hochet. D’ailleurs, la véritable égalité entre les hommes et les femmes commence dans les buanderies, dans les cuisines, au chevet des enfants. Et par l’égalité réelle des salaires.
 
L’Express, 11 février 1999
 


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