Coeur de père (extrait). Pierre Veilletet. 1992


 

[« Cœur de père » est un roman sur la paternité, un peu platement écrit, à l’intrigue un peu complexe, mais qui scintille par quelques passages fulgurants, en particulier par le texte qui suit. La scène prend place tout au début, avant même le récit : c’est un souvenir d’enfance du personnage principal, qui avait cinq ans. L’autre personnage est son père, un père fort mais distant affectivement, qui ne l’a touché physiquement que deux fois : « Cette étrange fois comme un rêve, il n’oubliera pas » (p.113). Lorsque, longtemps plus tard, il étudiera le droit romain et la coutume du « tollere liberum », il croira tenir la clef de cette subite inspiration de ce père, qui, en outre, lisait des ouvrages sur l’Antiquité. (p. 130 - le « tollere liberum » est la coutume par laquelle le père romain, après la naissance, procédait ainsi, et seulement pour les garçons : le cordon ayant été coupé et l’enfant posé à terre, il le prenait et le soulevait à bout de bras ; il reconnaissait ainsi et affirmait sa paternité).]

 

Il est nu dans son bain. L’eau fume autour de lui et pourtant il grelotte, le feu lui-même n’y chauffe pas. Quoique de la mousse l’aveugle, l’enfant vient d’apercevoir la haute silhouette sombre comme une apparition dans la vapeur. Il a tressailli, lâché le savon qui coule au fond de la baignoire. Il l’entend heurter la paroi d’aluminium avec un petit bruit mou. C’est impossible : jamais la forme redoutée ne pénètre dans cette pièce au moment des ablutions, jamais. Il a peur. Aucun son ne sort de sa bouche. De la main gauche, il cherche à tâtons le robinet ; de la droite il esquisse un geste pour essuyer la mousse, ses yeux piquent. Avant qu’il y parvienne, la silhouette s’est approchée. Il veut se lever, son pied glisse sur le savon. Deux mains, puissantes et glacées, le saisissent par les bras, sans brusquerie mais avec une force terrifiante. Lentement, il est soulevé. Le ventre puis ses jambes ruisselantes sortent de l’eau. Maintenant, il sent son odeur toute proche : c’est l’odeur de la maison rouge. L’odeur du froid soudain vivant, fait homme. Il reconnaît le tissu à chevrons, ferme les yeux en passant à hauteur de la figure, dont il perçoit le souffle. Il se mord les lèvres jusqu’au sang. Son corps inerte est porté plus haut, toujours plus haut. Sa tête va cogner la lampe à suspension, enveloppée de buée. Non. L’élévation s’interrompt. L’enfant demeure ainsi, soutenu à bout de bras, durant d’interminables secondes. Il se crispe pour éviter que ses genoux ne touchent le visage, il évite de baisser la tête afin de ne pas voir la chevelure grise. Et puis, voici qu’il descend. Avec la même lenteur, soumis à la même poigne, sans violence. Il est immergé jusqu’au ventre, doucement rendu au bain tiède. Il n’a plus peur. Les mains se desserrent, le lâchent. Il a gardé les yeux mi-clos. Entre ses cils, il devine la silhouette sombre, immense. Elle s’incline vers lui. Il perçoit l’haleine si froide, le contact des lèvres glacées sur son front.
 
C’est fini. Cette fois, il a entendu les pas, la porte qui se referme. Il ouvre les yeux et se retrouve seul dans la salle de bains embuée. Il pourrait croire à un rêve, s’il n’avait ces marques rouges aux bras, juste au-dessus des coudes.
 
L’enfant s’allonge dans l’eau, de tout son long. Non, il n’a plus peur, peut-être même n’aura-t-il plus jamais peur de rien. Il laisse son corps flotter comme il aime, et n’appelle pas sa mère. 
 
Cœur de père. Pierre Veilletet. Fervane, 1992, pp. 11-13 (toujours disponible aux éditions Arlea)
 


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