Noms composés. Au nom du père et de la mère. La Presse (Québec), 26 avril 2006


NOMS COMPOSÉS

Au nom du père et de la mère...

Les noms composés sont aux années 80 québécoises ce que le batik et le macramé étaient aux années 70 : des incontournables. Dès que la loi l’a permis, dans le plus grand enthousiasme égalitariste, les parents se sont mis à donner à leurs enfants tous les noms de famille possibles, quitte à déborder des formulaires. À l’époque, on se demandait déjà ce qui arriverait avec la deuxième génération vivant dans ce système. Aujourd’hui, on le sait : la tendance au nom de famille composé se renverse.

Philippe Desbiens-Lamarre est un homme heureux. Il y a quelques mois, sa blonde, Katia Rayburn, a donné naissance au plus beau bébé du monde : leur fils, Édouard Lamarre.

Fier du nom unique que porte son héritier, le jeune père insiste en souriant : « C’est Lamarre, tout court ! » Toute sa vie, Philippe Desbiens-Lamarre a traîné son double patronyme comme un lourd fardeau et il était hors de question qu’il donne à son fils « un nom digne d’un cabinet d’avocat » !

 
Pur produit de la réforme québécoise du droit de la famille de 1981, qui permettait aux parents de donner leurs deux noms de famille à leurs enfants, le designer de 30 ans se demande si ses parents et leurs contemporains avaient bien réfléchi aux conséquences de leurs actes sur les générations futures : « Si nous lui avions donné le nom de la mère, mon fils se serait appelé Édouard Desbiens-Lamarre-Rayburn ? Ça n’a pas de sens ! Je me demande à quoi mes parents et les autres ont pensé. Je sais bien que cette idée correspondait à une étape dans un mouvement d’émancipation de la femme, qu’elle était peut-être synonyme d’une belle idéologie égalitariste, mais c’était une très mauvaise idée en pratique. »

Nicolas Houde-Sauvé, 31 ans, abonde. « Chaque fois que je m’arrête pour y penser, je me dis que ceux qui on fait ça n’ont pas pensé plus loin que le bout de leur nez ! Je trouve ça très baby-boomer comme concept. On révolutionne le monde et on pense aux conséquences après. »

 
Trait d’union québécois
 
Révolutionnaire, cette loi l’était. Alors qu’en France et dans le reste du Canada on commence à peine à voir apparaître des enfants aux noms composés sur les listes de présences des jardins d’enfants, les « traits d’union » québécois sont depuis longtemps majeurs et vaccinés.

« Il y a 25 ans, nous étions à l’avant-garde dans ce domaine », estime Alain Roy, qui enseigne le droit de la famille à l’Université de Montréal : « En 1980, on a promulgué le principe d’égalité des parents dans la charte québécoise et dans le code civil. Il était donc logique que cette égalité se manifeste dans le pouvoir d’attribution du nom. C’était très audacieux puisqu’on n’était pas sans savoir qu’il y aurait des répercussions importantes sur la généalogie et qu’à la deuxième génération, cela poserait certains problèmes, mais on estimait que le principe de l’égalité justifiait amplement ce choix. »

Si les juristes avaient, peut-être, envisagé les impacts sur la généalogie, les parents, eux, ont peut-être sous-estimé l’exaspération que susciterait leur choix chez leur progéniture constamment obligée d’expliquer son nom.

« C’est devenu une habitude de me présenter par mon prénom : Nicolas. Si je dis mon nom au complet : Nicolas Houde-Sauvé, les gens ne comprennent pas et me font répéter. D’autres pensent que je suis Portugais ou Italien. Certains, encore, ont la fâcheuse initiative d’en choisir un des deux. Ils vont m’appeler M. Houde ou M. Sauvé et je dois les reprendre. Mon nom, ce n’est pas Houde ni Sauvé, c’est Houde-Sauvé ! Dire mon nom, c’est toujours compliqué. Écrire mon nom, c’est compliqué : il n’y a jamais assez de cases dans les formulaires ! »

 
Le vent tourne
 
À l’adoption de la loi, en 1981, à peine 1 % de la population porte un nom composé. Cette proportion grimpe en flèche jusqu’au milieu des années 90, où près de 20 % des enfants qui naissent au Québec sont inscrits à l’État civil avec deux noms de famille liés par un trait d’union. Or, à partir de 1997 le vent tourne et, depuis, cette proportion ne cesse de diminuer pour atteindre un peu plus de 8 % aujourd’hui.

Si de moins en moins de parents choisissent donc de donner leurs deux noms de familles à leurs enfants, de plus en plus de ceux qui ont été affublés d’un double patronyme décident en vieillissant de se départir, à l’usage, de l’un des deux noms.

Marie-Ève Joanette-Laflamme, 30 ans, est enceinte de huit mois. Elle aussi a choisi un prénom court pour son enfant et prévoit ne lui donner que le nom du père. « Si c’est une fille, elle s’appellera Téa Ross. C’est très court et c’est parfait. Moi, j’ai souffert d’avoir un nom aussi long. D’ailleurs, dans ma vie courante, j’ai laissé tomber le nom de ma mère. Je crois que ce choix lui a fait de la peine et ça m’a fait de la peine à moi aussi. On ne laisse pas tomber une partie de son identité sans heurts. C’est pour cette raison que je ne veux pas que ma fille ait à choisir. C’est trop lourd de conséquences sur le plan émotif. »

Il y a quelques années, Philippe Desbiens-Lamarre a dû se résoudre au même choix en évacuant le « Desbiens » de sa carte de visite. « La société est ainsi faite qu’il est beaucoup plus simple de fonctionner avec un seul nom de famille. J’ai une entreprise et je trouvais très fastidieux de toujours répéter et épeler mon nom à mes clients. J’ai donc fait un choix qui a été déchirant et qui a fait de la peine à ma mère. Au début, je ne lui donnais pas ma carte de visite pour ne pas qu’elle sache que je niais d’une certaine façon son identité. Mais je n’ai pu lui cacher longtemps que son nom avait littéralement disparu de la carte, il a bien fallu qu’elle se réconcilie avec mon rebranding personnel. »

Pour Alain Roy, la disparition des noms composés indique la victoire du sens pratique sur l’idéologie, de la tradition sur l’innovation : « Il y a des réformes qui précèdent les besoins et passent dans le beurre. Elles engendrent une mode, ont un effet temporaire, mais l’effet de mode étant passé, on revient à la tradition. »

Ironiquement, cette disposition de la loi forcera plus d’un couple à faire un choix entre le nom du père et celui de la mère puisque la loi prévoit qu’on ne peut donner que deux noms à un enfant. « Les gens qui n’ont pas de noms composés nous disent que c’est simple : ma blonde et moi n’aurions qu’à choisir deux noms parmi nos quatre noms, mais moi je préfère encore donner le nom de ma blonde à mon enfant, que de devoir scinder le mien en deux. Mes parents ont créé un nom, une identité : Houde-Sauvé, et c’est celle-là que j’aimerais transmettre à mes enfants. On ne va tout de même pas créer des nouveaux noms pour chaque génération ! »

Émilie Dubreuil

La Presse, 24 avril 2006



Imprimer

Menu

Menu :