Dans l’enfer de la prostitution africaine en Europe. Interview de Amély-James Koh Bela, novembre 2004
Amély-James Koh Bela, ou l’engagement total d’une femme de terrain
Amély-James Koh Bela : On ne sort pas de là sans séquelle. Je suis une femme meurtrie, choquée, blessée et qui regarde la gent masculine avec un peu de distance. J’ai été témoin de choses extrêmement dures. Ce ne sont pas des cassettes que j’ai regardées : c’est la vérité. J’ai des images qui me reviennent tout le temps. De jour comme de nuit. Il suffit que je sois seule pour que les choses remontent à la surface. Il n’y a pas un soir où je ne revois pas les filles. Celles qu’on a perdues dans les suicides ou les règlements de comptes entre filles, qui n’hésitent pas à se lacérer à coups de couteau. Je pense aussi à toutes celles avec des déchirements vaginaux ou anaux terribles. C’est comme si je revivais les situations. Chaque fois que je tombe sur une fille blessée, j’ai mal. J’ai l’impression que j’ai la même blessure qu’elle.
Amély-James Koh Bela : Le souvenir le plus émouvant dont je me souvienne est celui d’un petit garçon qui était prostitué dans sa maison par sa tata. Le jour où je suis allée voir cette femme, le petit garçon de sept ans vient vers moi en larmes, me serre très fort en me demandant de dire à sa « maman » de me promettre que le Monsieur Blanc qui vient le soir ne le touchera plus. Nous étions tous en larmes. Et la "maman" me dit : « Si je prostitue encore cet enfant, il vaut mieux que tu me mettes à la police. Je te promets que je le toucherai plus ». Et je sais qu’elle ne l’a plus refait. Il avait déjà deux ans de prostitution derrière lui. Elle a demandé que l’enfant aille vivre chez un autre oncle. Cet enfant est maintenant dans un lycée, il a eu son BEP (Brevet d’étude professionnel, ndlr) avec mention.
Amély-James Koh Bela : Je parle toujours de ce petit garçon qui refuse de me lâcher, qui m’attrape la main tellement il a mal. Il sort d’une passe et a les fesses en sang. Pour qu’il arrête de pleurer, je suis obligée de l’accompagner aux urgences à l’hôpital cette nuit là. On a retrouvé dans son corps des petits morceaux de carotte. Tout ça pour 70 euros. Que l’enfant a même abandonnés sur le trottoir tellement il souffrait.
Amély-James Koh Bela : Les pompiers sont plusieurs fois venus sauver une fille et moi j’étais à côté avec une perfusion. Aujourd’hui j’en parle avec détachement, mais croyez moi, les trois premières années, j’étais aussi malade que les filles. J’avais des malaises. Parfois je m’évanouissais.
Amély-James Koh Bela : Je ne parle pas beaucoup de ma vie, mais je suis quelqu’un qui a eu une enfance très difficile. Donc j’ai trouvé la force de continuer en me surpassant. J’utilisais mes douleurs pour aller au-delà. Et c’est le même schéma aujourd’hui. Chaque fois que j’ai une souffrance en face de moi, elle me donne du courage. Je surpasse la douleur. Je sors de là détruite, mais je sors quand même. Ce fut un énorme sacrifice, mais qui en valait le coup.
Amély-James Koh Bela : J’ai été extrêmement choquée par certaines pratiques dont je ne soupçonnais même pas l’existence, comme la scatologie (le fait de manger des excréments, ndlr). Au départ je mettais les discours que j’entendais sur le compte de la drogue ou de la folie. Je me suis infiltrée un jour sur le tournage d’un film zoophile, j’ai été traumatisée. Je n’arrivais plus à manger. Je suis tombée malade, j’ai été hospitalisée deux semaines. J’ai eu besoin d’un psy pendant six mois pour évacuer le choc. J’ai repris le dessus, mais je vous jure que pendant des années je n’ai pas pu regarder un homme dans les yeux.
Amély-James Koh Bela : Il y a une fille qui m’a envoyé un email pour m’engueuler après un passage sur la radio RFI. « Oui je mange de la merde et je bois même des urines. L’odeur dérange mais après on s’en fout. Je mangerai autant de merde que je peux mais si vous pouviez voir les yeux de ma mère quand je lui envoie de l’argent, vous arrêteriez de gueuler à la radio comme vous le faites. »
Amély-James Koh Bela : Malheureusement oui. Quand nous avons fait le dossier sur Afrik.com, j’ai fait l’erreur de donner le nom d’une cassette zoophile. En deux jours, le vendeur était en rupture de stock.
Amély-Jales Koh Bela : C’est vrai que tout le monde essaie de récupérer le sujet. Mais beaucoup de journalistes se focalisent uniquement sur les pratiques. Une approche un peu voyeuriste du sujet que je déplore un peu.
Amély-James Koh Bela : Ils me toléraient. Ceux que j’ai rencontrés ne sont pas les gros bonnets, mais de simples surveillants. De toutes les manières je n’ai jamais été un problème pour les proxénètes, et ils me le faisaient bien comprendre en me narguant même parfois. Certains me disaient : « Continue d’aboyer, tu nous fais rire, continue de faire ta petite pub. Tu ne nous empêches pas de bosser, parce que si c’était le cas, tu ne serais plus là ». La personne me disait : « Demain je fais venir dix filles du Sénégal, juste pour te montrer que tu nous fait chier. Tous les gens que tu essaies d’alerter ce sont eux qui nous permettent de faire passer ces filles ». Il y en a qui n’hésitent pas dire qu’ils ont les téléphones portables de certains hauts responsables consulaires.
Amély-James Koh Bela : C’est vrai que c’est un combat vide, parce qu’il n’y a pas de volonté politique de lutter contre ça. Et tant qu’il y aura une telle complicité, la prostitution aura de beaux jours devant elle. Mon combat auprès des proxénètes est à un autre niveau. Je leur ai demandé de commencer par ne pas mettre les filles qui sont là de force, encore moins les mineurs et les enfants.
Amély-James Koh Bela : Il faut bien remettre les choses dans leur contexte. Je ne suis pas chez les Albanais, mais dans un milieu africain. Je suis chez moi. Je suis parfois dans des maisons où je parle la langue. Donc quand je rentre dans une maison, je ne suis pas l’assistante sociale qui rentre avec ses cheveux blonds. Quand je parle à la femme qui prostitue ses enfants à domicile, je l’appelle maman ou mère. Je me place en tant que sa fille. Je ne la regarde pas dans les yeux. Je suis là comme une enfant qui implore sa mère de l’aider à sauver ses enfants.
Amély-James Koh Bela : Par les associations. La plupart de ces femmes militent dans des associations pour construire des écoles en Afrique, contre le sida, pour les enfants déshérités... J’ai très souvent été mise sur les pistes par des délations. Du genre « Elle a beaucoup de dons parce que ces filles couchent avec un Blanc... ». Alors je prends des rendez-vous. Il faut y aller franco mais en y mettant tout le respect autour pour les adoucir. Je lui dis que je ne viens pas pour rien et que la rumeur dit ceci. Donc je suis venue te voir maman pour voir si c’est vrai parce qu’on ne sait jamais...
Amély-James Koh Bela : C’est vrai qu’il faut au départ ruser pour entrer. Mais quand tu viens, la maman sait déjà qui tu es. Il y avait comme une sorte de pacte entre nous. Et c’est ce que beaucoup d’agents sociaux me reprochent. Ils considèrent cela comme de la collaboration. Je dis simplement que je fais un travail de sensibilisation. Il faut d’abord faire comprendre à la personne que ce qu’elle fait n’est pas bien. Ce travail là m’a permis de récolter de nombreuses informations sur le fonctionnement des pratiques. Ces informations seront mises à disposition des acteurs sociaux pour mieux surveiller des enfants d’origine africaine qui ont certains problèmes qu’on n’avait jamais pu comprendre jusqu’à présent. Et ils pourront mieux être pris en charge.
Amély-James Koh Bela : Elles sont souvent très violentes les cinq premières minutes. « On t’a raconté n’importe quoi. C’est de la jalousie. Les gens ne m’aiment pas... ». Elles se calment souvent après, même si pour certaines j’ai dû revenir deux ou trois fois.
Amély-James Koh Bela : Il y a comme un remords. Elles expliquent cela par une sorte de fatalité en pleurant qu’elles n’ont pas le choix. « Mais qu’est ce que tu veux que je fasse. Je suis dans un pays, je n’ai pas de papiers, mes enfants non plus, je fais les ménages, mais ça ne suffit pas. J’ai fait ça pour le bien de la famille, mais Dieu seul sait que je ne voulais pas le faire. » D’autres vous disent qu’elles préfèrent faire ça, parce que comme elles sont dans une cité chaude, elles disent qu’on va violer leur fille dans une cave et qu’elles préfèrent la protéger. Certaines sont carrément arrogantes. Elles vous disent qu’elles sont « fières parce qu’elles ont aidé 40 filles ». Toutes les femmes, quelles qu’elles soient, refusent le terme de « prostituer ». Il s’agit pour elles d’une aide.
Amély-James Koh Bela : Tout simplement la cupidité. Les femmes qui font ça sont bardées d’aides sociales. Elles cumulent tellement d’aides qu’elles peuvent se faire jusqu’à 2 000 euros par mois. Ce n’est pas l’argent qui manque. Mais il y a une course effrénée vers le fric. C’est le besoin de paraître qui importe, d’entretenir une certaine image en Afrique. Elles prennent le prétexte de conditions de vie difficiles en Europe, comme la régularisation des papiers, les discriminations...Or la plupart de ces femmes sont régularisées, certaines sont même françaises. L’autre élément qui facilite la pratique est que bien souvent ce ne sont pas leurs enfants. Elles arrivent donc plus facilement à s’en détacher. C’est l’enfant de la sœur, de la cousine, des enfants des rues ramassés par des complices.
Amély-James Koh Bela : Oui, toutes ont le même discours. Et je me doute qu’il n’est pas à chaque fois sincère. Certaines finissent en larmes, submergées par le remords. Elles veulent tout arrêter, recommencer une nouvelle vie. J’ai appris qu’il y en avait deux qui avaient demandé à ce qu’on place les enfants, parce qu’elles n’avaient pas la force d’arrêter. Beaucoup de femmes continuent malgré tout à prostituer les enfants. Le problème, encore une fois, est que dans leur tête, il ne s’agit pas de prostitution. Elles le font également pour défendre le statut qu’elles ont en Afrique.
Amély-James Koh Bela : J’ai fait un rapport sur ce dont j’avais été témoin en matière de prostitution des enfants dans les maisons que je suis allée présenter au Procureur de Paris et à la Brigade des mineurs. La Brigade des mineurs m’a dit qu’elle n’était pas au courant de ce type de pratiques, et m’a donné un numéro pour leur signaler les cas. Mais ils m’ont rappelé qu’ils ne pouvaient intervenir que s’il y avait des preuves, des flagrants délits et une plainte. Or aucun enfant ne porte plainte. Donc soit ils sont rendus à la famille, soit ils sont directement placés à la Direction des Affaires sanitaires et sociales (Dass). Ce qui est loin d’être la meilleure solution. Je ne suis pas là pour faire de la répression mais de la sensibilisation. J’explique à ces femmes ce qu’elles risquent avec ce qu’elles font. Je leur rappelle le droit des enfants. J’estime tout de même que j’ai une responsabilité vis-à-vis des enfants, parce que partir après avoir découvert ce qu’ils subissent, c’est comme si je les laissais à leur triste sort. Pour certains d’entre eux, nous avons réussi à trouver une autre personne du cercle familial pour lui demander de surveiller ces enfants.
Amély-James Koh Bela : J’espère premièrement toucher la conscience de ces personnes. Parce que je refuse de croire qu’elles en soient dépourvues. Si infime soit-elle. Je souhaiterais leur faire comprendre qu’aucune misère au monde ne justifie qu’on fasse violer une enfant tous les soirs à la maison. D’autant que les enfants ont en Afrique une dimension sacrée.
Afrik.com : Vous parliez des enfants africains qu’on envoie à la Dass, faute de solutions. Mais les enfants dans la même situation ne sont-ils pas tous, d’où qu’ils viennent, logés à la même enseigne ?
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Amély-James Koh Bela : Je voudrais que les autorités fassent une analyse médicale systématique de tous les mineurs de moins de 14 ans qui sont en situation de fugue, surtout de ceux qui habitent des maisons avec des tuteurs. Un enfant sexuellement exploité, ça se voit tout de suite. Dès lors, les enfants entreraient automatiquement dans le nombre des enfants dont on doit s’occuper prioritairement.
Amély-James Koh Bela : Ils ne parlent pas, mais restent très agressifs. Ils ne parleront jamais en mal de la personne qui les a amenés. Ils estiment qu’elle leur a rendu service. Ils tiennent tous les mêmes discours. Même les enfants de sept ans ! Ils récitent ça par cœur, ce qui témoigne de la longue préparation psychologique qu’ils ont subie. « Ils sont là pour m’aider. C’est pour mon avenir. Je dois réussir. Quoi qu’il arrive. C’est difficile, mais c’est pour la famille. Je dois aider ma mère... » J’estime que c’est un véritable viol mental qu’ils ont subi. Certaines filles de 15 ans vous rentrent dedans parce que vous parlez mal de leur tante, qu’il ne s’agit pas de prostitution, qu’elles vont elles aussi se marier...Certains ne comprennent même pas ce qu’elles font dans les locaux des services sociaux
Amély-James Koh Bela : J’aimerais attirer l’attention sur le trafic d’êtres humains. L’Afrique, en matière de prostitution, est en train de prendre tout ce que l’Europe a de plus sale pour miser ses espoirs là-dessus. Il faut expliquer aux Africains que la vie est dure, mais que ce n’est que la solidarité qui nous fera dépasser les obstacles. Le deuxième message est pour nos parents qui ont démissionné de leur rôle. On fait un enfant en essayant de lui donner les moyens d’aller plus haut. Ce sont les valeurs qu’on donne à un enfant aujourd’hui qui feront de lui l’homme qu’il sera demain. Si on apprend à un enfant qu’il doit se prostituer pour avoir de l’argent, il pensera que son corps est sa seule source de revenu. Alors qu’il peut travailler. Même si c’est difficile. Il n’y a pas encore de mafia. Ces enfants, c’est nous qui les vendons, c’est nous qui les apportons. Nous pouvons encore arrêter les choses. Le message est aussi de demander aux gouvernements de trouver des solutions pour que les enfants aillent à l’école, parce que c’est quand ils traînent dans les rues qu’ils sont en danger. A partir du moment où l’on a protégé nos enfants, nous pouvons demander à Bruxelles de nous donner la liste des pervers que les pays européens a interdits chez eux. Nous pouvons également leur interdire l’entrée chez nous en leur refusant le visa.
Prostitution africaine en Occident. Ccinia communications, 2004
lundi 8 novembre 2004, par David Cadasse
repris du site afrik.com : http://www.afrik.com/article7860.html
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