Denis Seznec, la fidélité. Patrick Guillot. RH Infos, septembre 1997


 

 

Denis Seznec, la fidélité

L’ « affaire Seznec » est aujourd’hui largement connue : en 1923, le breton Guillaume Seznec est accusé, à l’aide de témoignages fabriqués, sans preuves et sans cadavre, d’un meurtre qu’il n’a manifestement pas commis. Après un procès truqué, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité, et envoyé au bagne de Guyane. Sa famille est ruinée et déshonorée, les enfants placés dans des pensionnats sous de faux noms. En même temps commence une longue lutte, menée par sa femme, puis sa fille, pour la révision du procès et la réhabilitation.

Au bagne, dans des conditions infernales, le bonhomme survit à tout. Sa femme meurt, usée prématurément. Vingt-quatre ans plus tard, à soixante-dix ans, encore debout, il bénéficie d’une grâce et revient en France. C’est là qu’il fait la connaissance du petit Denis, le deuxième fils de sa fille Marie-Jeanne.

Une nouvelle tâche l’attend : comme le père de Denis meurt alors que celui-ci n’a que deux ans, c’est à lui qu’il revient d’élever son petit-fils. Grâce à lui, le jeune garçon, confronté à un « père manquant », ne sera pas un « fils manqué », bien au contraire. 

En effet, les rapports qui se nouent entre ces deux êtres sont d’une intensité exceptionnelle. Comme il le racontera bien plus tard dans Nous les Seznec (J’ai lu, ou Robert Laffont), l’enfant est la dernière raison de vivre du vieil homme : « Grand-père avait reporté tout son goût de la vie, ou ce qui en restait, sur le petit bonhomme innocent qui ne lui demandait aucune justification ». Et quel grand-père ! Quelle image d’homme structurante, en dépit d’une vie ravagée par l’injustice et les épreuves ! « Grand-père était grand, droit comme un arbre, avec des yeux très bleus, de beaux cheveux blancs et son costume. Il était plus beau et plus gentil que tout le monde. Il me tenait par la main, me recoiffait quand j’avais couru et me disait tout ce qu’il fallait. (...) C’était un homme fort comme une statue. (...) Il restait toujours calme. Il vous écoutait, vous regardait, et on arrivait jamais à lui mentir. ». En même temps, il fait du bagne, tel qu’il le raconte, un terrain d’aventures mythique, comme l’aime l’imaginaire des jeunes garçons : « Moi, je savais que c’était un endroit, très loin, sur une grande île dans la mer, avec beaucoup de soleil toute la journée et plein d’animaux sauvages et des oiseaux de toutes les couleurs aussi beaux qu’au Jardin des plantes dans la forêt vierge. »

Bien qu’il ne discerne encore guère les ressorts de l’Affaire, l’innocence de Seznec est pour l’enfant une évidence première : peu à peu grandit en lui le sentiment d’un devoir à accomplir, et la prescience que le combat au service de cette innocence déterminera son destin. Seznec meurt alors que l’enfant n’a que sept ans. Plus tard, à l’âge de treize ans, la prescience se concrétise : « Je me suis alors promis, obscurément, de garder la tête froide toute ma vie et de consacrer celle-ci, comme ma mère, à soulever une montagne - celle du malheur tombé au hasard sur un homme et sa famille. Et dans quelque temps, ils allaient voir ! Non seulement grand-père me protégeait, mais il me rendait fort. Je ne pouvais m’empêcher de sentir qu’il avait confiance en moi pour défendre sa cause, et cette confiance me donnait le pouvoir absolu de devenir quelqu’un de bien. Soudain je me suis souvenu qu’il m’appelait « l’enfant du destin » quand j’étais petit. Pourquoi ? Encore un mystère, mais celui-là quasi-merveilleux au seuil de l’adolescence. »

Et Denis Seznec, l’adulte, a tenu la promesse de l’enfant. Depuis plus de trente ans, il refait l’enquête, épluche le dossier, débusque des faits nouveaux et dépose des requêtes en révision, en un parcours interminable qui fait penser à Kafka. Et il parle : dans son livre, dans les médias et dans des salles innombrables, où il reprend inlassablement le fil destructeur de cette Affaire qu’il connaît dans les moindres détails. Souvent en Bretagne, où sa cause est très connue et très populaire : c’est ainsi que j’ai pu l’entendre un été à Lorient en fin d’après-midi dans le cadre d’une conférence où chaque place était ardemment disputée, puis, plus surprenant, en soirée, lors du spectacle du groupe Tri Yann, qui lui donne régulièrement la parole (Tri Yann a consacré cinq chansons à l’affaire Seznec). A sa place, d’autres auraient dit : c’est trop dur, le temps a passé, il n’ y a plus rien à sauver maintenant… Ce n’est pas son cas : il est plein d’une fougue et d’une conviction qui viennent du plus lointain et du plus profond.

Même si l’Affaire a ravagé sa famille (jusqu’à son frère aîné qui s’est suicidé à l’âge adulte), cet homme a une chance : il a en son cœur, ancrée, une image d’homme exemplaire, qui a guidé sa vie et stimulé ses forces, dans une fidélité sans compromis. Il en a reçu la rigueur, l’entêtement et l’énergie, mais aussi le tact, la sensibilité et la liberté des émotions. Si tous les hommes pouvaient en dire autant…

L’année 2005 qui commence sera peut-être celle de l’aboutissement de sa quête. La deuxième requête en révision a été déposée, avec cette fois de bonnes chances d’aboutir. Ce sera un grand jour dans l’histoire du lien grand-père-petit-fils.

Patrick Guillot (refonte d’un article de RH Infos n°9, septembre 1997)

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Le 11 avril 2005, 81 ans après les faits, la commission de révision des condamanations pénales a décidé de transmettre le dossier Seznec à la Cour de révision, qui pourrait décider d’une annulation de la condamanation.

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...mais ne le fera finalement pas, honteuse nouvelle du 14 décembre 2006.

Un site consacré à l’affaire  : http://www.france-justice.org/

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L’infatigable Denis travaille désormais, en liaison avec des parlementaires, à faire modifier la loi de 1989 instaurant la Cour de révision (laquelle avait été promulguée grâce à son action), de telle sorte qu’elle puisse s’appuyer clairement sur la notion de "doute léger", pour l’instant insuffisamment précisée. 



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