Namu au pays des filles. Le Monde, 13 février 2005


 

 

Namu au pays des filles

Cette star de la chanson et de la mode en Chine est issue d’une communauté himalayenne aux mœurs singulières.

Le jour où un professeur a demandé à Namu son nom de famille, elle est restée perplexe : elle n’en avait aucune idée. Sa mère l’avait appelée Erche Namu, ce qui, dans la langue sino-tibétaine du peuple moso, veut dire littéralement "Trésor Princesse". "Mais ton patronyme ?", a insisté le professeur. Namu a répondu "Yang", au hasard. Depuis, elle s’appelle Yang Erche Namu. Mais pour tout le monde, elle reste Namu, "la princesse".

Namu ne sait pas non plus exactement son âge. Elle a décidé qu’elle était née le 25 août 1966, avec une possible marge d’erreur d’une ou deux années. Sa mère est incapable de savoir à quelle date précise elle l’a mise au monde, et c’est d’ailleurs le cadet de ses soucis. Tenir un registre d’état civil n’est pas la première préoccupation du peuple moso qui vit avec ses yacks sur les contreforts de l’Himalaya, au sud-ouest de l’empire chinois. Les Mosos, répartis dans différents villages de montagne entre le Yunnan et le Sichuan, aux confins du Tibet, sont à peine plus de 30 000 en tout. Autant dire une goutte d’eau perdue dans l’immensité du milliard de Chinois.Ces Chinois, Namu les a littéralement sidérés. Elle a débarqué à Shanghaï en 1983, venue de Zuosuo, son village de 300 habitants niché à 2 700 mètres d’altitude au bord du lac Lugu. Par ses déclarations tapageuses et intempestives à la télévision, dans les magazines et dans ses livres, cette chanteuse et mannequin-vedette a exporté dans les foyers de l’empire du Milieu son insolence naturelle, sa sensualité sans complexe et la manière d’être particulière de la minorité dont elle est issue. Telle la Bardot de Et Dieu créa la femme, elle a fait figure de révélateur dans une société chinoise encore inhibée. Car le peuple moso, société quasiment matriarcale, libérée des tabous sexuels, opposée au mariage et surnommée "le pays des filles", n’est pas franchement dans le goût conformiste de la politesse chinoise.

Namu flâne ces jours-ci dans les rues de Vicenza, une ravissante ville italienne située à une heure de route de Venise. Elle s’y trouve de passage pour rendre visite à un ami. Deux bandes de longs cheveux noirs encadrent son visage en forme de lune, elle est enveloppée d’un manteau de fourrure noire et se tient à chaque pas en équilibre précaire sur les talons aiguille de ses souliers panthère : une dame très chic qui détaille d’un air désinvolte les vitrines de la mode italienne. Elle se fait offrir un somptueux bracelet de chez Prada. Et reprend sa marche nonchalante, les mains dans les poches.

"Je suis la première en tant de choses !", s’exclame-t-elle sans chercher à dissimuler son autosatisfaction. Première Moso à avoir quitté le pays natal pour étudier à Shanghaï ; première Moso à conduire sa voiture ; première Moso à posséder un appartement à Pékin ; première Moso à être devenue citoyenne américaine ; première Moso à travailler dans l’industrie de la mode ; première Moso célèbre ; première Moso auteur d’un album pop-rock ; première Moso punk...

"J’ai toujours su que j’étais différente, dit-elle. Les oiseaux qui venaient l’hiver se réfugier près du lac, je pouvais les regarder des heures et des heures. Je me demandais toujours ce qui se passait là d’où ils surgissaient, derrière les montagnes. Je voulais aller voir de l’autre côté." Elle est allée voir. Elle s’est arrachée de cette société aux mœurs singulières, à la fois brimée jadis par les Gardes rouges (soldats de Mao) et observée par les marxistes chinois comme un modèle de société utopique, précapitaliste. Une société qui n’a pas fini de fasciner les anthropologues, dont Christine Mathieu, auteur du récit romancé de la jeunesse de Namu (Adieu au lac Mère, à paraître chez Calmann-Lévy).

Namu était Bouddha dans une vie antérieure. C’est elle qui le dit, avec la même assurance sans faille : comment expliquer autrement qu’elle obtienne toujours ce qu’elle veut ? "Je ne suis pas particulièrement belle, ma famille est très normale. Mais j’ai toujours su qu’il y avait une chance pour moi. Je dois être une femme-Bouddha." Elle se vante aussi d’être "énergique et forte comme un yack" et d’aller toujours droit au but. "Est-ce une qualité ou de l’égoïsme ? Si je vois mon chemin, j’y vais. C’est tout." Pour souligner son entêtement, elle s’est inventé ce "look" adéquat : la raie au milieu et les deux mèches noires encadrant son visage.

Au "pays des filles", les femmes sont chefs de famille. Et, comme remarque justement Namu, "pour garder le pouvoir, il faut travailler. Donc les hommes ne fichent pas grand-chose". Le "père" n’existe pas, il se contente d’"arroser" un fœtus préexistant dans le ventre de la mère. Pour autant, précise Christine Mathieu, la société moso n’est pas matriarcale mais matrilinéaire : les femmes n’ont pas le pouvoir politique mais ce sont elles qui transmettent les noms et les terres.

 
Elles choisissent aussi leur amoureux. Dès 13 ans, chaque adolescente a droit à une "chambre des fleurs", où elle peut recevoir les hommes. Lors d’une danse nocturne autour du feu, l’homme gratouille la main de la jeune femme qui lui plaît. Si celle-ci n’enlève pas sa main, il est invité à venir lui rendre visite dans la chambre des fleurs. Les garçons sont ainsi condamnés à ne jamais être que les invités d’une femme pour une nuit. Ils repartent le lendemain matin chez leur mère, leurs tantes et leurs oncles.
 
Chez nous, il n’y a pas de mariage, explique Namu. On ne vit pas avec un homme, on passe la nuit avec lui. C’est pratique, il n’y a jamais de divorces, ni de conflits, ni de jaloux. Si un homme est amoureux et qu’il n’est pas invité dans la chambre des fleurs, il n’est pas triste : il attend son tour."

Ces mœurs ont paru trop exotiques aux gardiens de la révolution culturelle. Tout en détruisant au passage une lamasserie, des temples bouddhistes et des monuments féodaux, ils obligèrent les couples à vivre ensemble et instituèrent de force le mariage. La scolarisation, le tourisme et la mondialisation ont pris le relais pour normaliser le pays moso. Le mariage s’est répandu. Mais bien des hommes continuent à attendre d’être invités pour la nuit dans une chambre des fleurs.

Ala fin des années 1970, rien ne pousse Namu à quitter le pays des filles. Pour sa mère, qui sait à peine que l’ailleurs existe, tout ce qui n’est pas chinois est japonais (les Américains sont des Japonais, les Européens sont des Japonais). Enfant, Namu n’apprend pas à lire ni à écrire. Pour quoi faire ? Sa mère l’envoie garder le troupeau de yacks. La moitié de l’année, elle les emmène loin dans la montagne et dort dans des yourtes improvisées, seule avec deux chiens et un oncle qui ne lui parle pas.

Elle étouffe. Elle veut découvrir le monde qu’elle devine au-delà des montagnes, en regardant voler les oiseaux et arriver les caravaniers. Quand des fonctionnaires du bureau régional de la culture remarquent sa voix et lui proposent d’aller dans la ville de Yanyuan passer un concours de chant, la jeune fille n’hésite pas. Admise au conservatoire de musique de Shanghaï, elle commence à dévorer les biographies de ses modèles, les battantes : Hillary Clinton, Madonna, Mère Teresa, Jackie Kennedy et surtout la peintre mexicaine Frida Kahlo, sa préférée.

Commencent les années punk de Namu. Elle chante un folklore modernisé dans des boîtes de nuit de Shanghaï et tient le micro vêtue d’un kilt et d’un tablier en plastique, les cheveux rouge et bleu. Elle n’a qu’une idée fixe : devenir célèbre. Mais comment ? Une amie du conservatoire lui conseille d’aller à Hollywood. Ne sachant dans quel Japon cela se trouve, Namu se fixe un objectif plus raisonnable : Pékin. "J’avais un plan : passer à la télé à Pékin. Alors, tout le pays pourrait me voir."

Chaque veille de congé, la jeune Moso rassemble ses maigres économies et prend le train pour la capitale. Harcelant les managers d’opéra ou de compagnies musicales, les suppliant de l’écouter chanter. Les années passent, elle croit désespérer. "Ma cinquième année de conservatoire allait s’achever. Ils allaient me renvoyer dans mon village. Et là, je savais que ma vie serait finie. Que je mourrais de repartir."

 

Le dernier week-end avant la fin des études, elle prend à nouveau un train pour Pékin. Le directeur de l’Organisation nationale de chant et de danse ethniques daigne l’écouter. Il se met au piano, elle chante. Sa voix, lui dit-il, est "extraordinaire". Et surtout, il n’a jamais eu de Moso dans sa troupe. Au printemps 1989, il l’engage comme solo.

Au milieu du mois de mai, Namu découvre la place Tiananmen noire de centaines de milliers de Pékinois et de milliers d’étudiants en pleine grève de la faim. En mini-jupe, boucles d’oreilles et talons hauts, elle promène sur les manifestants du Printemps de Pékin son fameux air nonchalant. Celle qui incarne le modèle d’émancipation des Chinoises est étonnamment loin d’être une acharnée de la conscience politique : "Je voyais ces gens affamés et déprimés et je ne comprenais rien à ce qui se passait. J’étais fâchée que les gens de la compagnie soient tous sur la place au lieu de travailler. Une amie a eu honte de moi. Mais moi, ma raison d’être à Pékin, c’était d’être connue et de chanter. Etre célèbre est ma destinée."

 

Namu quitte la Chine en 1989. Pas pour fuir une sanglante répression qui la laisse encore indifférente, mais parce qu’elle épouse sur un coup de tête un jeune Américain de passage qui l’emmène à San Francisco. Elle prend la nationalité américaine "pour passer plus vite aux frontières", quitte son mari, devient modèle en Italie et au Japon et revient en Chine en 1997.

Aujourd’hui, à (environ) 38 ans, Namu est une star de la Chine moderne. Elle donne des concerts, chante dans des films, fait le mannequin pour Levi’s, incarne le chic de Shanghaï, a animé une émission musicale à la télévision. Son visage apparaît partout dans la presse et sur les panneaux publicitaires. Son appartement pékinois a fait l’objet d’un reportage photos dans l’hebdomadaire Cosmopolitan local. Des magazines branchés lui décernent le prix de la femme la mieux habillée, de la femme la plus sexy. Elle pense lancer une ligne de parfums et de sous-vêtements. On lui demande des autographes dans la rue. Namu publie aussi plusieurs livres par an en Chine. Des guides pratiques sur ses habits ou ses petits amis, conseillant les femmes sur la manière de prendre le dessus, en amour et au travail. Le principe : "Namu peut le faire, vous le pouvez aussi !" Il y a des photos d’elle presque à toutes les pages. Tous se vendent à plus de 50 000 exemplaires, sans compter les innombrables éditions pirates.

 

Elle investit dans son village, devenu une réserve folklorique vendue aux touristes. Quand elle y revient, on ne lui pose jamais de questions. "On me demande : "Tu veux manger ? Tu veux du thé au beurre de yack ?" Ma mère ne me dit jamais qu’elle est fière, elle me critique toujours. Elle me reproche d’avoir la jupe trop courte, le pantalon trop serré."

La starlette de Pékin se met alors à entonner a capella un chant traditionnel tibétain. Laissant soudain s’échapper une douleur enfouie que révèle aussi le récit de sa jeunesse. L’insouciante grisée par les lumières de la jet-set offre alors un curieux mélange de frivolité et de gravité amère. "Je ne me considère pas comme chinoise, dit-elle. Je suis moso. Et on me le fait sentir. Si tu réussis, c’est très bien. Si tu rates, c’est parce que tu appartiens à une minorité."

 

Celle qui voulait voir "derrière les montagnes" ne sait plus où chercher du nouveau. "On a écrit des livres sur moi, un réalisateur chinois prépare un film sur ma vie, et je me demande : quoi d’autre maintenant ?" Elle dit encore : "Je ne suis plus de nulle part. En Chine, je suis moso ou américaine ; en Amérique, je suis chinoise. L’odeur du feu et le thé au beurre de yack me manquent à en mourir et dès que je reviens dans mon village, j’ai envie de repartir. Rien n’est comme dans mon souvenir, la télévision et Internet sont arrivés, les gens changent. Si j’étais restée, je ne souffrirais pas tant. Je ne me sentirais pas si seule et vulnérable. Si c’était à refaire, je ne quitterais pas le lac Lugu."

Marion Van Renterghem

Le Monde, 13 février 2005

 

 

 

 
 

 



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