Géniteur sous X. Marcela Iacub. Libération, 25 janvier 2005


 

Pour un statut de géniteur sous X

 

Hasard de calendrier ou coïncidence significative, au moment même où nous fêtons les 30 ans de la loi Veil, un projet de loi se propose d’allonger de deux à dix ans le délai dont un enfant dispose, après sa majorité, pour entamer une action en recherche de paternité. Cette action permet à une femme, durant les deux ans après la naissance de l’enfant, ou à ce dernier, à ses 18 ans, de forcer un homme à devenir père. Or il se trouve que cette procédure a été créée en 1912, à une époque où, pour des motifs natalistes et moralisants, on avait décidé de faire une croisade contre la contraception et l’avortement  : obliger les hommes à assumer comme les femmes les conséquences d’une sexualité à qui on n’accordait aucune légitimité pour elle-même pouvait alors se comprendre. Mais aujourd’hui, une relation sexuelle féconde peut s’avérer sans conséquence pour les femmes, qui ont le droit non seulement d’avorter mais encore d’accoucher sous X. Les hommes en revanche, mariés ou non, ont de moins en moins de recours si leur partenaire décide de ne pas avorter : présomption de paternité et recherche de paternité les condamnent à vivre dans ce monde qu’on croyait révolu, où il est impossible en droit de séparer la sexualité et la procréation. Cette asymétrie entre les sexes en dit long sans doute sur les véritables conséquences de la « révolution des moeurs ».

Lorsqu’on cherche à comprendre pourquoi les hommes sont traités de cette manière, on nous dit qu’ils n’avaient qu’à « faire attention », c’est-à-dire utiliser un préservatif. Cet argument rappelle pourtant désagréablement celui qu’on employait au début des années 70 précisément pour s’opposer au droit des femmes à avorter, au prétexte qu’on leur avait déjà accordé la pilule... On pourrait objecter que ce n’est point contre les hommes mais au nom de l’intérêt de l’enfant que se justifient les paternités forcées. Mais cet argument va lui aussi à l’encontre de la philosophie de notre modernité familiale. La contraception et l’avortement ont été autorisés au nom du droit à une parentalité volontaire, précisément parce que celle-ci semblait coïncider avec l’intérêt de l’enfant. On pense que le mieux pour un enfant est d’être désiré, qu’il aura plus de chances d’avoir une relation épanouissante avec ses parents dans de telles conditions...

Mais, demandera-t-on peut-être, cela signifie-t-il qu’un homme pourrait contraindre une femme à avorter ? N’est-ce pas là d’une brutalité terrible ? Ne bute-t-on pas en somme sur une de ces contraintes héritées de notre condition de mammifères, à savoir que ce sont les femmes qui portent les enfants dans leur corps ? Pourtant, pour ne pas faire d’un homme le père d’un enfant, point n’est besoin d’en passer par de telles extrémités : il suffirait de créer une procédure analogue à celle de l’accouchement sous X, qui lui permettrait de s’opposer à une action en recherche de paternité, voire de suspendre la présomption de paternité s’il est marié avec la mère. Au moment où un homme prend connaissance d’une grossesse dont il ne souhaite pas assumer les conséquences, il devrait pouvoir faire appel à cette procédure qui le protégerait d’un recours, aussi bien de la femme que de l’enfant. Il deviendrait ainsi « géniteur sous X », laissant à la femme la responsabilité de mettre au monde l’enfant qu’elle aurait pu effectivement avorter.

 

Il est vrai qu’on n’a pas ainsi résolu tous les dilemmes que pose ce genre de situations. Pourquoi un homme, indépendamment de la question de la paternité légale, n’aurait-il pas le droit d’empêcher une femme d’utiliser son sperme pour faire naître ? Après tout, les donneurs de sperme doivent consentir à l’usage procréatif de leur semence. Ceux qui la transmettent par voie sexuelle ne sont-ils pas fondés à penser qu’une femme se l’approprie d’une manière illégitime lorsqu’elle l’utilise pour faire naître un enfant alors qu’ils ne voulaient pas la lui transmettre dans un but reproductif ? Dans ces conditions, le géniteur ne serait-il pas en droit d’exiger qu’elle avorte ?

Pourtant, dans un monde où l’engendrement sous X serait autorisé, on pourrait trouver qu’une telle contrainte exercée sur le corps des femmes est disproportionnée par rapport aux raisons invoquées. Si le sperme a de nos jours une telle importance pour les hommes, c’est aussi parce qu’il s’agit de ce liquide terrible qui peut les contraindre à devenir pères. Sans cela, les aléas du sperme et des gènes seraient sans doute moins investis par l’imagination. Assurément, cette solution ne conviendrait pas à tout le monde, mais elle semblerait moins barbare que de contraindre une femme à avorter. Un homme qui entretient un rapport sexuel fécondant risquerait ainsi non pas de devenir père comme aujourd’hui, mais donneur de sperme. Une relation sexuelle serait un acte par lequel une femme serait autorisée à s’emparer d’une manière légitime du sperme de son compagnon afin de faire naître un enfant. Les hommes courraient donc un risque, mais, somme toute, bien moindre que celui qui les menace dans la situation actuelle. Il est vrai que, pour que ce dilemme ne fasse que se poser, il faudra attendre les barricades d’une nouvelle révolution des moeurs.

 

 

Marcela Iacub.

 

Libération, 25 janvier 2005

 



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